Sociologie de l’énergie: une brève introduction

Engager la transition énergétique, c’est changer les sources et les techniques énergétiques. Comment ? Par l’évolution des prix relatifs des énergies, bien sûr. Mais l’économie n’est pas toujours suffisante. Elle s’inscrit dans des tissus sociaux qui modèlent les comportements. Le sociologue l’explique.


Pour la plupart des acteurs, l’énergie, c’est d’abord de la technique et de l’économie. Pourtant, l’énergie, c’est aussi de la sociologie, de la science politique et de l’environnement (avec tous les facteurs sociologiques et politiques qui l’accompagnent, des valeurs familiales et culturelles aux questions de gouvernance internationale ou locale). Depuis quelques années, les sciences humaines et sociales (SHS) se penchent de plus en plus sur l’énergie comme objet de recherche sociotechnique – souvent lié aux questions d’innovations- et à l’inverse, les acteurs traditionnels de l’énergie (producteurs, distributeurs, ingénieurs) interpellent de manière croissante les sciences sociales. En quoi ses connaissances et ses interactions éclairent-elles la route des producteurs, des consommateurs ou même les efforts de transition énergétique ? (Lire : La transition énergétique, un enjeu majeur pour la planète).

Fig. 1 : Les ménages confrontés aux questions d'efficacité énergétique - Source : Smart Energy International, https://www.smart-energy.com/industry-sectors/energy-grid-management/renewpace-energy-efficiency-fund-half-florida/

Pour toutes les questions d’énergie, perçues comme techniques ou scientifiques, y compris le climat, les sciences tendent à rechercher une compréhension objective et complète, par le biais de données fiables, sures, suffisantes et disponibles. Ces données sont ensuite censées permettre de prendre des décisions justes et ‘vraies’. On vise la diffusion d’un savoir le moins contestable possible. Mais les sciences sociales, notamment la sociologie, ont montré il y a longtemps déjà qu’un savoir est presque toujours contestable, quelle qu’en soit sa vérité scientifique. Un fait peut être vrai, important, dangereux, mais ne pas nécessairement représenté un intérêt pour la population. En effet, un savoir est toujours remis dans un cadre cognitif personnel, dans un quotidien des représentations, des intérêts, des priorités et des valeurs qui parfois concordent, parfois s’y opposent ou l’ignorent. C’est lorsqu’il devient une préoccupation sociale ou politique qu’il devient un enjeu. Tel est certainement le cas de l’énergie qui est devenu un enjeu multiple, lié aux enjeux de rareté, de prix, d’innovations techniques, de pollution et de changement climatique, de dépendance nationale, de précarité, de sécurité mais aussi de politique européenne et nationale (Figure 1).

Quelles sont les grandes lignes d’une science sociales de l’énergie ? En quoi l’énergie intéresse-t-elle la science politique ou la sociologie ? Quels outils d’analyse de ces disciplines peuvent être sollicités pour appréhender cette problématique ? Quels thèmes sont investis et quels types de questions posées? Loin de donner un portrait complet, loin s’en faut, ce qui suit se limite à rendre compte de la richesse des sujets et de tous les travaux des chercheurs travaillant sur ces questions.

 

1. De nouvelles préoccupations sociétales

Les sciences sociales ne sont pas autonomes de la société : la montée en puissance de la problématique climatique a fait émerger des acteurs (gouvernements, décideurs locaux ou acteurs privés) intéressés par cet enjeu et la sociologie est interpellée de manière croissante depuis peu sur les questions de transition énergétique. On le constate à la lecture du rapport publié par Alliance ATHENA, » SHS et Energie, Rapport du groupe de travail SHS-Energie » qui présente les études, les thèmes et les équipes de recherches travaillant sur l’énergie en France[1].

Fig. 2 : L' écoquartier de la caserne de Bonne à Grenoble intéresse les sociologues - Sources : Simdaperce [CC BY-SA 3.0 (https://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0)], via Wikimedia Commons

Les sujets appelant des recherches sont d’une extrême diversité : barrages, nouvelles technologies de l’énergie et smartgrids, écoquartiers, défi famille à énergie positive, effacement. Plutôt que de les aborder de manière thématique, il est préférable de s’attacher plutôt aux enjeux transversaux qui les sous-tendent, et qui sont au cœur des sciences sociales, notamment les valeurs, les représentations, les savoirs et leurs liens aux comportements. Ce qui apparait clairement, c’est que jusqu’à il y a à peine quelques années, les SHS s’intéressaient peu à l’énergie et parallèlement, les acteurs de l’énergie ne s’intéressaient que peu à la sociologie (Figure 2).

En matière d’énergie, la science politique traitant de l’énergie (il n’existe pas en France de sous disciplines de science politique de l’énergie même si des politologues s’intéressent à cette question) analyse les politiques publiques et les institutions, comme les Plans Climat Energie Territoriaux mis en œuvre par les collectivités territoriales en France, la stratégie énergétique de l’Union Européenne (dite de Lisbonne) ou encore les liens entre décentralisation territoriale et énergie (Lire : La décentralisation énergétique en France 1980-2000 : l’émergence des collectivités locales, La décentralisation énergétique en France 1980-2000 : les mutations des enjeux et des marchés, La décentralisation énergétique en France 2010-2020 : les effets de la loi de transition énergétique, et La décentralisation énergétique en France 2010-2020 : l’incidence des métamorphoses).

Pour sa part, la sociologie a un champ plus large de préoccupations liées à l’énergie tandis qu’une sociologie de l’énergie a vu le jour, il a quelques années, sous le leadership de M-C Zélem et d’autres sociologues pour qui l’énergie est le sujet central de leur recherche. A noter que ce sont souvent des chercheurs qui s’intéressent également aux questions environnementales. Ils s’intéressent aux comportements (sobriété), aux valeurs et aux représentations des individus soit à l’échelle individuelle soit collective et aux liens entre ces valeurs et les comportements en matière d’énergie, ou encore l’appropriation des nouvelles technologies de l’énergie et à la maîtrise de l’énergie (MDE) ou à la rencontre entre sobriété et efficacité. Il existe également des hybrides, comme la sociopolitique ou la sociologie des organisations qui se penchent sur la manière dont une collectivité territoriale se saisit des nouvelles questions énergétiques, la place qu’elle accorde à la précarité ou à l’innovation énergétique dans l’urbanisme, la transition énergétique ou les politiques climatiques.

Fig. 3 : Le NIMBY est fréquemment provoqué par la construction d'infrastructures énergétiques - Source : Steve Nease (2011), neasecartoons.com

Avant de traiter de la gouvernance (liées ici aux écoquartiers), des valeurs et des comportements liés à l’énergie et des smartgrids, un premier sujet d’intérêt est celui de l’in/acceptabilité sociale des infrastructures de l’énergie (lignes à hautes tensions, barrages, éoliens mais aussi isolation par l’extérieur, effacement…), dans laquelle la notion de NIMBY (Not In My Back Yard) occupe une place importante (Figure 3).

 

2. Acceptabilité ou l’(in)acceptabilité sociale des infrastructures et services énergétiques.

En France, une des origines empiriques de l’exploration de la notion d’acceptabilité sociale en sociologie provient des travaux menés dès le début des années 1980 sur les mouvements sociaux, notamment, le rejet par des populations locales de projets d’infrastructures : autoroutes, aéroports, lignes à haute tensions, barrages[2]. Si l’intérêt personnel des opposants à des projets est un facteur important, on s’est rapidement rendu compte que plusieurs facteurs jouaient aussi un rôle : les motivations, les valeurs, les représentations, ainsi que l’appartenance à certaines catégories socioprofessionnelles. Depuis, les études sociologiques sur l’énergie ont approfondi et précisé ces facteurs, en en découvrant d’autres : écologie, parcours de vie, intérêts pour les nouvelles technologies, prix. Mais c’est en matière de représentations et de ses liens plus ou moins directs et vagues, que la compréhension a beaucoup évolué.

La « représentation » est une notion clé comportant quatre fonctions en interaction qui jouent un rôle dans l’énergie :

  • une fonction de perception de l’énergie (sources, types, impacts sur la santé, la pollution, le climat), de son habitat ou de son lieu de travail comme milieu énergétique, qui permet de l’identifier et de le qualifier : important ou non, intéressant ou non, utile ou non ;
  • une fonction de légitimation de l’innovation (par exemple, les technologies associées aux smartgrids) par laquelle l’usager se décide à l’intégrer ou non et ce, à divers degrés selon son niveau d’intérêt, la perception qu’il a de son utilité, sa compréhension ou son profil.

Ces deux fonctions sont liées de manière indirecte à des comportements en ce qu’elles ont également :

  • une fonction d’intégration dans l’organisation de la vie de l’individu, selon des facteurs variés : habitudes comportementales, routines quotidiennes, ampleur et profondeur de son intégration  (on peut utiliser un outil informatique tous les jours mais en maîtriser seulement quelques fonctions) ;
  • une fonction de contribution à de nouvelles pratiques, de nouveaux comportements et gestes qui s’inscrivent parfois dans des stratégies de sobriété ou de maitrise de son habitat, de son intime.

Ces deux dernières fonctions entrent en interactions, parfois en harmonie et parfois en contradictions, avec des valeurs (confort versus écologie versus prix), des habitudes, des contraintes logistiques et quotidiennes ainsi qu’un cadre de vie personnel, familial et professionnel.

A noter que, par défaut, les interactions entre ces fonctions semblent davantage ralentir l’appropriation plutôt que l’accélérer, car l’internalisation d’une nouveauté n’est pas efficace dans le quotidien professionnel ou privé, qu’il prend de l’énergie, du temps et des efforts.

Dans les oppositions aux grands projets d’infrastructures énergétiques comme les barrages[3], les lignes à haute tension ou encore les parcs éoliens, on remarque que les ‘leaders’ des mouvements sont souvent plus scolarisés (mais pas toujours, il s’agit d’une tendance) et ont un niveau de capital social et de capacité à créer des réseaux, à développer des arguments, à interpeller les médias ou les élus plus élevés que la moyenne de la population. Ils sont également capables de solliciter en externe des compétences, budgétaires, juridiques ou techniques qu’ils n’ont pas en interne.

Mais on remarque aussi des différences nationales. En effet, dans les oppositions aux grands barrages en France, au Québec et en Turquie, par exemple, l’environnement et la démocratie sont une constante des revendications des opposants, comme le sont les références aux grandes ententes internationales, mais à un moindre degré en France, et avec une couleur spécifique au Québec du fait des appels aux conventions sur les droits des autochtones alors qu’en Turquie, les relations avec l’Union Européenne sont très présentes dans les argumentaires.

Dans ces cas, on peut faire l’hypothèse, qui demeure à être explorée, que la structure énergétique des pays a une influence sur les représentations des citoyens vis-à-vis de l’énergie, notamment sur la question de la sécurité énergétique[4]. L’hypothèse conceptuelle que l’on pourrait faire est qu’il existe une relation entre la culture politique nationale et la structure énergétique et qu’elles auraient un effet sur les stratégies, les argumentations, le niveau d’influence et les types d’acteurs impliqués dans les oppositions. Il semble que la culture politique nationale expliquerait en partie la temporalité de la prise en compte et du développement des normes de Développement Durable et Participatif (DDP) dans les barrages, du type d’arguments mis de l’avant dans l’opposition ainsi que des stratégies utilisées. Les québécois ont été les premiers à intégrer des procédures de concertation et des normes environnementales – avec les évaluations d’impact – ce qui n’est pas étonnant, vue la culture politique nationale canado-québécoise, basée sur la négociation et la recherche de compromis. Une grande partie des contestations sont donc exprimées par le biais de procédures formalisées et institutionnalisée, dans le cadre du Bureau des Audiences Publiques sur l’Environnement au Québec.

Au niveau des stratégies d’opposition et de persuasion utilisées par les opposants, si tous, bien entendu, visent à mobiliser la plus grande base de soutien possible par l’entremise des medias, ils diffèrent de façon importante dans leurs relations aux instances de décisions. Alors qu’au Québec les politiques publiques en matière d’évaluation environnementale et de participation sont au premier plan, qu’il y existe une forte institutionnalisation, en France, on observe plutôt la contestation et la revendication des principes ou des valeurs et ce malgré l’obligation légale d’organiser des procédures de concertation. En Turquie, en raison de l’émergence relativement récente de la démocratie, le recours au droit joue un rôle très important, notamment le droit national mais aussi celui international. Les médias de ce pays reprennent également avec force les enjeux environnementaux, mais de façon secondaire, dans le sens que l’environnement représente un enjeu de démocratie plutôt qu’écologique.

L’analyse des refus des grands projets d’infrastructures en France a amené les sociologues et politologues français à reprendre la notion de Not In My Backyard (NIMBY) (« pas de ce projet chez moi ! ») issue des sciences sociales anglosaxonnes. Le NIMBY est d’ailleurs un des grands thèmes de recherches de la sociologie depuis une trentaine d’années. En effet, en analysant les motivations et les discours des opposants aux projet, les sociologues se sont aperçus que, souvent, les acteurs ne s’opposaient pas au projet en soi mais plutôt à celui qui les impactait spécifiquement. L’argument est avancé que l’éolien est bien pour le climat, que c’est une énergie propre ; mais suivent une série de contre-arguments pour justifier pourquoi un projet spécifique ne devrait pas être construit près de chez eux. Les arguments du paysage et de la protection des oiseaux et des chauvesouris ou de la constance du vent sont alors mis en avant. Mais cette notion de Nimby vaut tout de même un second regard critique, notamment sur une base environnementale[5]. Comme le souligne Mercier (1994), un des rares auteurs à avoir soulevé ce problème, chaque endroit est le parterre de quelqu’un d’autre[6]. Selon lui, le Nimby ne peut donc pas être écologique en ce qu’il constitue un déni des interrelations des parties : le Nimby ne fait que déplacer le problème… dans un écosystème global clos ! Pourtant, la majorité des études empiriques sur le Nimby pose le fondement environnemental du Nimby comme une évidence. La plupart des chercheurs ne soulèvent pas la possibilité, ni ne testent cette hypothèse, d’un refus de l’environnement comme possibilité alors que les études ne permettent pas de l’exclure.

Mais comme nous l’apprend aussi la sociologie, l’in/acceptabilité sociale ne se limite pas aux grands projets ni ne prend nécessairement une forme binaire de rejet ou d’acceptation. L’acceptabilité non seulement dépend de plusieurs facteurs, et non seulement elle est exprimée pour des différentes raisons par des acteurs différents, et à des degrés différents, mais elle concerne également la sobriété ou les innovations quotidiennes, comme les nouvelles technologies, les offres de services tarifaires et les effacements, qui font partie intégrante des smartgrids (Lire : Des réseaux électriques aux smartgrids).

 

3. Les ménages face aux offres liées aux smartgrids[7]

Face aux défis climatiques et énergétiques, et dans le cadre des efforts de transition énergétique, les smartgrids et les technologies de gestion de l’énergie à domicile émergent comme un moteur clé de la maîtrise de l’énergie, incluant l’efficacité et la sobriété. Mais pour qu’ils jouent ce rôle, les ménages doivent s’approprier et utiliser ces offres technologiques et tarifaires de manière efficace. Sans quoi, l’efficacité et la rentabilité attendues seraient diminuées, voire annulées soit en raison d’une utilisation sub-optimale soit en raison de l’effet rebond.

L’effet rebond surgit lorsqu’un comportement diminue l’amélioration de l’efficacité énergétique attendue d’une technologie justement parce que l’acteur est informé que sa consommation diminue. Ceci l’incite ensuite à augmenter sa consommation brute. Le fait de savoir conduit à des comportements contre productifs. C’est ce que l’on qualifie d’effet rebond direct. L’effet rebond varie d’une technologie à une autre et selon les comportements étudiés[8]: chauffage, éclairage, consommation ou déplacements… L’effet rebond peut provoquer une diminution de l’efficacité attendue jusqu’à une perte nette. Le backfire surgit lorsque la consommation de l’énergie dépasse le seuil de consommation atteint avant l’introduction de la nouvelle technologie ou mécanisme, ce qui fut le cas du chauffage central à Londres.

L’effet rebond peut aussi être transféré d’un domaine à un autre : diminuer la facture de chauffage permet de faire un voyage ou de s’acheter un écran plat. Il s’agit de l’effet rebond indirect qui s’applique aussi bien à des individus qu’à une collectivité, voire, à un marché global. En effet, la somme totale des gains dans le cas d’un système NTE-tarification fonctionnant correctement peut mener à des réductions des prix de l’énergie provoquant ainsi une augmentation de la consommation collective. La somme totale de ces effets directs et indirects représente l’effet rebond à l’échelle de l’économie (economy-wide rebound effect).

Fig. 4 : Etude GreenLys conduite à Grenoble - Source : GreenLys

La conclusion essentielle du rapport de Sorrell est que les effets rebonds sont potentiellement si importants qu’ils pourraient contribuer à une diminution significative des efforts de maîtrise de la consommation énergétique globale. L’étude de Sorrell est riche mais demeure trop ancrée dans une analyse économique. Il existe d’autres facteurs, psychologiques, ergonomiques, de valeurs et de représentations sociales qui jouent un rôle dans l’effet rebond. Le volet sociologique de l’étude GreenLys contribue à identifier ces facteurs non économiques (Figure 4).

On pourrait également mentionner l’effet rebond préventif : face à l’information qu’un effacement sera mené, un ménage peut augmenter la température de son logis au-delà de la limite habituelle, afin de pouvoir rester dans la zone de confort lorsque le chauffage est coupé.

Dans ce cadre, l’analyse sociologique vise à comprendre les moteurs, les freins, les motivations et les représentations (dans lesquelles l’effet rebond s’inscrit) jouant un rôle dans l’in-acceptabilité des offres technologiques et tarifaires, afin de comprendre les interactions entre les clients, les technologies de MDE et les tarifs. La sociologie, par le biais d’enquêtes ou d’entretiens en face-à-face, peut en effet fournir des données intéressantes pour tous les acteurs de l’énergie en analysant :

  • les niveaux de compréhension, d’acceptation et d’appropriation de l’offre Greenlys – effacement et offres tarifaires et techniques ;
  • les ressentis et les vécus quotidiens de ces offres ;
  • les réactions comportementales du type dérogation, utilisation des postes énergétiques en heures creuses ou pleines, modifications des comportements énergétiques.

En ce sens, les offres techniques et tarifaires ainsi que l’effacement sont des exemples d’« objets sociotechniques » à part entière. Lorsque l’effacement est compris, il l’est de manières différentes par différents acteurs. Pour le fournisseur, l’effacement est vu comme un service à l’expérimentateur-client, alors que pour ce dernier, il offre un avantage au fournisseur. Mais le constat de base est que l’effacement demeure une notion très peu comprise par la grande majorité. Quant à son in-acceptabilité, il est surtout acceptable s’il n’a pas un impact trop grand sur le confort des utilisateurs. Pour certains, rares, il est acceptable parce qu’il participe à la stabilité globale du réseau et offre un impact collectif positif.

Au-delà du niveau individuel ponctuel ou contextuel, ont pu être identifiés quelques types de « logiques d’actions » liées à l’enjeu énergie – au-delà de payer la facture – qui sont associées elles-mêmes à des valeurs et à des représentations. Les logiques identifiées sont issues à la fois de l’étude Greenlys mais aussi d’une analyse du Défi Famille à Energie Positive (FAEP)[9].

 

4. Les logiques d’actions en matière d’énergie.

Fig. 5 : Des logiques d'action variées - Source : Familles à énergie positive, http://www.familles-a-energie-positive.fr/

Les logiques d’actions sont l’ensemble des actes liées à des motivations qui offrent un idéal que les individus tentent de poursuivre au quotidien mais qui entre en relation avec les contraintes de la vie quotidienne, l’habitat (qualité, surface), les niveaux de revenu, les phases de vie, les technologies disponibles, les incitations et les opportunités (prix de l’énergie, développement de la domotique, existence des offres tarifaires). Les facteurs sont nombreux et une partie du travail de l’analyse sociologique vise à en tirer des tendances ou des catégories d’acteurs. Il s’agit d’une réduction de la complexité et de la diversité des logiques d’actions fondée sur les points communs et les différences comprises à partir de l’analyse des réponses, des comportements, de la mise en confrontation avec les consommations énergétiques réelles. Les relations entre l’énergie et ces dimensions de la vie quotidienne peuvent parfois être conflictuelles (les freins à la mise en œuvre) ou au contraire, entrer en synergie. Quoiqu’il en soit, ces logiques d’actions offrent un cadre à partir duquel les expérimentateurs ont pris la décision de s’engager dans Greenlys et dans Familles à Energie Positive (FAEP), sachant que des différences entre les deux formes d’expérimentations ont aussi été relevées. L’analyse révèle que les différentes motivations découlent de plusieurs logiques d’actions préexistantes (et plus larges que l’énergie) impliquées dans ces expérimentations (Figure 5).

  • Logique de confort : une logique individualiste pour laquelle la participation dans un programme de gestion énergétique vise d’abord à préserver, voire accroître le confort, mais surtout à ne pas le perdre. Ces usagers visent donc surtout à gérer leur énergie à domicile pour accroitre ou maintenir leur confort – quelle que soit leur conception du confort – tout en n’augmentant pas les coûts, voire, en les réduisant. Cette logique est présente dans Greenlys et FAEP mais les participants à FAEP vise la sobriété et témoignent d’une plus grande volonté et capacité à rogner, dans certaines limites, leur confort.
  • Logique économique : dans un contexte d’enchérissement du prix de l’énergie, réduire le budget consacré à l’énergie, que l’on soit un individu dans son habitat ou un patron d’entreprise, est une préoccupation importante et à bénéfices multiples. Elle est présente mais de manière minoritaire dans les deux expérimentations.
  • Logique écologique : en réponse à un souci de préserver l’environnement, cette logique s’inscrit dans le registre de l’intérêt collectif. Plus convaincu par les arguments écologiques, ce groupe est sociologiquement plus représentatif de la classe moyenne/moyenne-sup, plus scolarisé et mieux informé des enjeux énergétiques. Elle est plus présente dans FAEP, qui vise la sobriété, que dans Greenlys.
  • Logique technoludique : passionnés par les nouvelles technologies, ces acteurs prennent plaisir à s’informer sur les nouveautés techniques, à « bidouiller » leurs installations et à y consacre du temps. On retrouve ce profil de manière importante dans des structures liées aux smartgrids. Ce groupe est celui qui s’approprie le mieux les nouvelles technologies. Les kW/h ne les intéressent pas et l’énergie peu, ce qui les attire, ce sont les nouvelles technologies qui leur sont associées, le désir de les avoir avant les autres. Très présente dans Greenlys, cette logique est presque absente dans FAEP.
  • Logique énergiphile : l’objectif premier de cette logique est de maîtriser ses consommations énergétiques, pour l’énergie en soi. Elle est majoritaire dans Greenlys. La réduction de la consommation d’énergie est un but plus important que la réduction de la facture en euros ou que l’empreinte écologique. Leur connaissance énergétique est importante : les kW/h ont une signification pour eux, et ils comprennent certains enjeux comme la stabilité du réseau, les heures creuses et les heures pleines, voire, les effacements. Ces individus veulent participer à une meilleure stabilité de la distribution d’énergie à l’échelle nationale, afin de garantir l’accès de l’énergie à tous, une éthique énergétique donc. L’effacement est perçu comme un outil d’optimisation de la sécurité d’approvisionnement, de stabilité et de régulation des réseaux.
  • Logique de maîtrise de l’habitat (et de soi !) comme milieu énergétique : les technologies d’informations et de communication mais aussi les astuces de sobriété fournies par des programmes comme FAEP ou des organismes comme l’Agence de l’Environnement et de la Maîtrise de l’Energie (ADEME) permettent à l’individu d’établir un lien avec l’objet technique et les offres de services ; cela peut lui procurer un sentiment de maîtrise de son chez soi et peut apparaître comme un moyen de « domestication » de la technique. Ceci est fortement présent chez les participants à FAEP et ce pourrait être un facteur fort de l’implication des ménages précaires dans ce type de dispositif. Que ce soit par le biais des nouvelles offres technologiques et tarifaires ou des programmes de sobriété visant aux changements de comportements, les usagers les utilisent aussi comme moyen d’évaluer leur capacité à maîtriser leur lieu de vie et à se maitriser eux-mêmes. Il n’est pas étonnant alors si une approche par la maitrise des comportements et la sobriété.

Dans la réalité, ces différentes logiques coexistent, s’entrecroisent, entrent en conflit mais quelques tendances se dessinent. Pour la majorité des participants prenant part à des expériences de gestion ou de maitrise, ni les économies financières ni la protection de l’environnement ne sont citées comme des motivations uniques ni mêmes prioritaires ; elles font partie d’un ensemble de valeurs inter reliées mas pas toujours en harmonie. Certains font tout de même des efforts pour intégrer les deux types d’intérêts pour arriver aux meilleurs résultats sous forme de bénéfices multiples. La logique écologique est surtout mobilisée, sauf par les écophiles, pour qualifier des conduites qu’ils jugent eux-mêmes comme « calculatrices » ou trop économiques. C’est le principe d’une pierre deux coups : l’intérêt financier se voit (re)qualifié par l’intérêt écologique (on réduit sa facture « mais en plus, c’est bon pour l’environnement »).

Pour une minorité, les valeurs sont bien structurées, s’approchant presque d’une idéologie, voire d’une démarche de vie-, avec une critique de la société de sur-consommation, un désir de sobriété comme exercice sur soi, associé à un certain niveau d’écologisme qui n’est jamais radical. Ce qui importe, c’est le désir de faire correspondre les valeurs aux actes, la découverte et la maîtrise du lieu de vie (dans cet ordre). En fait, et c’est une des conclusions issues du constat que la maitrise de l’énergie s’insère dans une démarche de maitrise de soi, l’intérêt pour l’énergie, sa maitrise, sa gestion ou sa sobriété n’arrive pas comme un accident dans la vie des participants : c’est une étape de plus dans une démarche générale de vie.

 

5. Les comportements énergétiques et la sobriété

En matière de comportements énergétiques (achats, usages, entretien et maintenance des postes énergétiques), les individus ne se limitent pas à un seul facteur pour orienter leurs gestes ; ils combinent plusieurs critères (Lire : L’action locale en faveur de la sobriété et de l’efficacité énergétique en Rhône Alpes). Nos recherches sur le poids de l’environnement dans l’univers cognitif des individus montrent que l’environnement est une valeur montante mais qu’elle demeure secondaire face aux autres facteurs. A l’instar des valeurs environnementales, l’enjeu énergétique n’est presque jamais le seul moteur des pratiques quotidiennes qui sont ou non ou plus ou moins compatibles avec des objectifs de sobriété. Mais que signifie la sobriété en tant que notion socioénergétique ? Globalement, la sobriété interroge ce que l’on considère comme étant nos besoins (Lire : Les besoins d’énergie), ce qu’explique M-C. Zélem.

Cet enjeu implique de réfléchir aux manières dont on sollicite et utilise l’énergie, « pour privilégier les usages les plus utiles, restreindre les plus extravagants et supprimer les plus nuisibles». Le geste le plus économe est bien celui qui consomme le moins, voire pas du tout d’énergie. Ici le gisement d’économies d’énergie dépend du degré d’adhésion au projet et de la capacité des publics concernés à changer concrètement leurs comportements énergétiques. Si l’on reprend les définitions proposées par NégaWatt[10], la sobriété énergétique comporte trois dimensions : la sobriété dimensionnelle, la sobriété d’usage et la sobriété de partage (Lire : Le scénario NegaWatt).

  • La « sobriété dimensionnelle » consiste à ajuster la taille au besoin et renvoie à la bonne adaptation des équipements. Par exemple, pourquoi disposer d’un gros réfrigérateur lorsqu’il est sous-utilisé ? Pourquoi chauffer toutes les pièces d’un logement lorsqu’elles sont inoccupées ?
  • La « sobriété d’usage » renvoie à la durée et à la nature du service énergétique : il s’agit d’éviter les éclairages inutiles ou les systèmes d’affichages énergivores dans les espaces publics, de réduire la pratique des vitrines illuminées au-delà d’une certaine heure… Est-il judicieux de rouler en 4X4 en pleine ville sachant que le service rendu par une petite voiture ou un déplacement en transport en commun permettrait d’atteindre le même objectif ?
  • La « sobriété de partage » renvoie à une organisation collective de l’espace, des équipements et des services : cela revient à réfléchir aux moyens de mutualiser des biens consommateurs d’énergie, par exemple une voiture, une photocopieuse, une piscine ou un lave-linge.
  • On pourrait ajouter la sobriété de bon sens : pourquoi chauffer des terrasses extérieures en hiver ? Pourquoi laisser les portes des magasins climatisés ouvertes en été ? »[11]

La sobriété diffère donc fortement de l’efficacité énergétique, qui renvoie plutôt à la technique. Pour rendre le propos clair, nous proposons les définitions sociotechniques suivantes :

  • l’efficacité est liée aux aspects purement techniques de l’énergie ; par exemple, des turbines plus efficaces ou des réseaux de distribution d’électricité avec moins de perte en ligne ;
  • la sobriété concerne les gestes et donc les changements de comportements quotidiens dans un contexte de crise climatique et énergétique et de transition énergétique : éclairage, postes de la cuisine, informatique et audiovisuels ou chauffage ;
  • la gestion de l’énergie est rendue possible par la technologie mais n’impacte pas nécessairement les comportements bien que ces derniers puissent l’inciter ou l’accompagner. Par exemple, la programmation du chauffage à certaines heures ou dans certaines pièces d’une maison en fonction de son occupation. Cette programmation est déterminée par un individu qui a conscience des zones temporelles et spatiales d’actions, en relations avec ses activités et sa présence mais cela ne l’amène pas nécessairement à s’engager dans la sobriété même s’il déplace la consommation à des heures moins chères.

On peut avancer qu’une manière d’atteindre les objectifs de la transition énergétique serait justement de faire coïncider les trois formes, afin d’arriver aux objectifs. Mais c’est la sobriété qui est la moins bien comprise, notamment en ce qui concerne les freins aux changements de comportements, en partie en raison de la diversité et de la complexité des facteurs psychologiques et sociaux, liés aux habitudes et aux représentations d’un individu à l’égard de l’énergie mais aussi de sa perception, de sa responsabilité et des impacts de ses efforts, de son niveau d’éducation, du revenu et des catégories socioprofessionnelles. Changer n’est pas simple : le passage entre la volonté à changer les habitudes et le changement effectif suppose une rationalisation du quotidien qui passe par une observation de soi, de ses propres comportements automatiques alors que ces derniers permettent justement à l‘individu de faire autre chose en même temps.

L’habitude permet au cerveau d’économiser l’énergie. Les pratiques quotidiennes sont davantage régies par des habitudes et des routines que par des choix délibérés et rationnels. Les routines sont caractérisées par un faible degré de réflexivité, c’est là toute leur force. D’une part, elles permettent une action immédiate et rapide, voire automatique. D’autre part, ces pratiques quotidiennes englobent un large éventail d’activités, comme la cuisine, les courses ou le travail qui forment un système tendant à la cohérence pragmatique. Ces différentes pratiques en partie interdépendantes sont donc difficiles à modifier. Confrontées à des exigences différentes et parfois contradictoires, la vie professionnelle, l’organisation domestique et celle de la vie familiale doivent être définies tout en prenant en compte les besoins et préférences de chaque membre du ménage ce qui inclut les négociations entre les membres pour la répartition des tâches. Il faut donc avoir une raison valable et convaincante, et une certaine disposition psychologique et sociologique, pour consentir à l’effort de changer d’habitudes. Le meilleur exemple est FAEP qui vise justement à une réduction de la consommation énergétique par le biais des changements de comportements. Et cela fonctionne plutôt bien. Mais quels gestes sont bien retenus et intégrés ou non ? Comment s’inscrivent-ils dans leurs parcours ?

 

6. Un programme de sobriété : FAEP[12]

FAEP est un concours visant à faire diminuer d’au moins 8% durant une saison de chauffage la consommation énergétique de ménages par le biais de la sobriété. Les ménages sont réunis en équipes qui entrent dans un jeu de concurrence visant le meilleur résultat possible. Ceux-ci sont davantage dans une moyenne de 13% ou 14%. Ils sont accompagnés par un capitaine et un manuel de trucs et astuces ainsi que d’un suivi de la consommation par le biais des nouvelles technologies.

La plupart des participants à FAEP présentent des caractéristiques sociales communes. Ils partagent une éducation de la frugalité ainsi que des réseaux sociaux denses. Leurs motivations sont diverses mais des tendances lourdes émergent : beaucoup veulent lutter contre « l’absurdité » de la société de consommation moderne ; ils ont le désir de faire correspondre leurs valeurs à leurs actes ; ils sont intéressées par la découverte et la maîtrise du lieu de vie et ils ont des préoccupations environnementales qui apparaissent comme un moteur parmi d’autres, plus quotidiens et plus pragmatiques.

Globalement, trois types de gestes allant dans le sens de l’économie de l’énergie existent : i) les nouveaux gestes adoptés ; ii) les gestes énergétivores suspendus ; iii) les gestes économes pré existants renforcés/systématisés. Il semble que les gestes les mieux pérennisés sont ceux qui i) sont inventés par les participants et ii) intégrés dans une série d’actions habituelles quotidiennes. De manière globale, les gestes sur lesquels les participants se concentrent volontiers sont ceux qui arrêtent nettement et physiquement la consommation d’énergie sur un poste donné.

Les « Faépiens » vont bien entendu utiliser l’information reçue, notamment, sur la consommation de postes spécifiques, mais la relation entre information et changements de comportements reste floue dans la population en général et même, dans une moindre mesure, chez les Faépiens. Par exemple, nombre de participants qui se définissent comme « en faisant déjà beaucoup » se contentent de recevoir des informations par le biais des réunions. Ils estiment souvent qu’ils n’ont pas grand-chose à apprendre et, dans une logique circulaire, ils s’investissent moins, et donc modifient moins leurs comportements. A contrario, les personnes moins persuadées d’être bien informées ont une démarche plus minutieuse : elles observent précisément leurs consommations personnelles, épluchent le guide et inventent leurs propres astuces. Mais on a relevé le cas d’un homme qui faisait son suivi de consommation très minutieusement, même un an après son implication dans FAEP, sans avoir modifié son comportement : seule l’information sur sa consommation l’intéressait.

Plus fondamentalement, il n’est pas surprenant d’apprendre que la nouvelle information sur l’énergie, soit dans FAEP, soit par le biais de nouvelles factures énergétiques, des sites Internets ou encore des smartgrids, s’insère dans un parcours préexistant de vie qui amène l’individu à plus ou moins bien intégrer l’information et à en faire une source de changements allant dans le sens de la sobriété. Et, au-delà de la quantité ou du nombre de changements, il faut aussi ajouter la qualité des gestes : comment, sur quels postes, avec quelle ambition, pour quelles raisons et de quelles manières ses informations sont intégrées ou non. Tout ceci s’inscrit pour les « Faépiens », dans une « carrière » énergétique que ces programmes ou informations viennent alimenter et infléchir mais qu’ils ne créent en aucun cas[13].

Comprendre le processus d’adoption de nouveaux gestes économes nécessite en effet de les replacer dans les carrières socioénergétiques des participants, notion entendue comme une succession de positions et de dispositions, de comportements et de perspectives relativement structurés, ou visant à l’être, en matière de consommation d’énergie. Dans la compréhension du lien d’un individu à l’énergie, il faut prendre en considération :

  • le statut d’occupation du logement : propriétaire/locataire, ce dernier comme le propriétaire non occupant est moins intéressé par des travaux de rénovations énergétiques ;
  • le statut familial et la composition du ménage ;
  • l’âge ;
  • les liens sociaux (familial, de voisinage, entre copropriétaires, entre locataires et organisme gestionnaire), plus ou moins conflictuel ou harmonieux, plus ou moins incitatif aux économies d’énergie ;
  • le capital social, culturel des individus ;
  • les routines quotidiennes c.à.d. des habitudes de vie difficiles à modifier ;
  • le capital technique : la connaissance et la compréhension du fonctionnement des systèmes installés est un élément déterminant du choix technique, de l’appropriation, et des pratiques de consommation ; les individus ne présentent pas les mêmes capacités à saisir le fonctionnement de leurs équipements et à comprendre les principes de fonctionnement et les modes de régulation, notamment dans le cas des systèmes techniques complexes comme les smartgrids.

Au-delà de ces facteurs classiques en sociologie, on peut mettre de l’avant que la carrière socio énergétique des participants, telle que révélée dans FAEP, comprend deux dimensions :

  • une dimension « pratique » : les gestes, savoirs et savoir-faires en matière d’économie d’énergie et, potentiellement de leurs liens aux ressources naturelles ou à la protection de l’environnement ;
  • une dimension « axiologique » : les opinions et les valeurs liées à la nécessité d’économiser les ressources, l’énergie en soi, sa place dans l’habitat et dans les rouages de la vie quotidienne et, potentiellement, de la protection de l’environnement.

Une telle démarche, est c’est peut-être là une de ses difficultés majeures, nécessite d’objectiver son environnement domestique qui, du point de vue des consommations d’énergie, passe par la mesure des dépenses occasionnées par les équipements soit en euros pour la plupart, soit en kW/h pour la minorité plus informée. L’information provenant du programme FAEP et ses techniques (l’économètre et le compteur), apporte une conscience soit nouvelle soit accrue du logement comme complexe énergétique, ce qui conduit les participants à s’interroger sur leur dépendance des choses, mais aussi sur leur emprise sur les choses : ai-je besoin d’un sèche-linge ou de repasser tous mes vêtements ?

L’objectivation s’accompagne d’une rationalisation – que les participants acceptent plus ou moins – des routines et des habitudes de vie. Ils se posent des questions et tentent de rendre explicite ou consciente, des pratiques le plus souvent automatiques et inconscientes : combien est-ce que j’épargne en baissant la température d’un degré et est-ce compatible avec ma perception du confort ? Quel effort suis-je prêt à accepter tels que nettoyer la grille du frigo ou les ampoules ce qui n’est presque jamais fait ? En quoi les gestes préconisés correspondent-ils aux efforts consentis (et évalués comme valant la peine ou non) et à ce que je suis, ce que je pense être et ce que je veux être ? Le processus d’adoption ou de rejet de nouveaux gestes énergétiques est donc souvent lié à un travail sur soi. Lorsque l’individu est déjà dans une telle démarche dans son parcours énergétique préalable, adopter des nouveaux comportements lui posent moins de problèmes que pour une personne n’ayant pas vécu de telles démarches. Pour ces derniers, la charge psychologique, l’effort à fournir est plus important et donc, moins attrayant.

Donc, au-delà de considérations écologiques ou économiques, c’est un intérêt symbolique qui anime les carrières de ces participants au Défi FAEP : celui d’une qualification de soi à ses propres yeux et aux yeux de ses proches. Car, maîtriser ses consommations d’énergie, c’est tenter de changer ses mauvaises habitudes et donc savoir se maîtriser. Les économies financières réalisées sont alors, au-delà du nombre d’euros non dépensés, la preuve de sa capacité à travailler sur soi, et de la maîtrise que l’on a sur sa vie. Ceci s’insère dans un parcours de vie où les enfances et les phases de vie sont importantes. Les célibataires et les jeunes ménages accordent une attention particulière aux contraintes budgétaires, tandis que les familles marquées par l’arrivée ou le départ d’un enfant seront plus vigilantes sur la modularité du logement (possibilité d’adapter l’espace). Les personnes âgées sont particulièrement sensibles au confort quotidien.

L’échelle individuelle est indispensable mais ne suffit pas car les efforts contemporains de transition énergétique ont des implications fortes avec la capacité à gouverner les changements associés.

 

7. Éléments d’une analyse de la gouvernance énergétique

Les efforts de diversification de l’énergie sur un même lieu (du bâtiment au territoire en passant par le quartier), pour peu que ces énergies soient associées les unes aux autres, notamment par le biais des nouvelles technologies dont les smartgrids provoquent des interactions entre une multiplicité d’acteurs décisionnels. Ces derniers échangent au minimum de l’énergie et des informations,  voire les mêmes réseaux ou les mêmes murs. Ces échangent, ‘sociaux’ dans le sens large du terme, se produisent autour d’objets physiques et techniques dont la propriété ou la responsabilité est délimitée en amont de la mise en fonctionnement et donc, dans la phase conception. Mais parfois, dans les cas d’innovations, ces responsabilités, coûts et bénéfices sont construits au cours même du projet avec des incertitudes. Ces dernières sont en parties liées à la complexité croissante des réseaux énergétiques associant énergies traditionnelles, à grandes échelles, constantes, avec celles nouvelles, souvent intermittentes et renouvelables.

7.1. Le cas des écoquartiers (EQ)

Fig. 6 : Les cinq piliers d'un écoquartier - Source : XP Air, https://conseils.xpair.com/actualite_experts/diminution-couts-batiments-eco-quartiers.htm

Ces points de rencontre entre acteurs et types d’énergies ont été qualifiés de nœuds socioénergétiques (NSE) par la recherche Ecoquartier Nexus Energie[14]. Ceux-ci constituent donc à la fois des ensembles d’objets physiques assurant le stockage, le regroupement ou la répartition de flux d’énergie, et des objets d’interfaces entre plusieurs acteurs impliqués dans son financement, sa conception ou son fonctionnement. Les NSE sont donc des objets sociotechniques ou socioénergétiques par excellence. Les deux volets, technique et sociologique d’un NSE n’impliquent pas une évolution séparée de l’un et de l’autre mais plutôt deux façons de les explorer, deux points d’entrées, sans négliger une dimension par rapport à l’autre. C’est en creusant conjointement et/ou alternativement les composants techniques, l’intensité et la nature des interactions que peuvent être identifiés les processus multiscalaires de construction des enjeux et de définition des fonctionnements entre (et par) les parties impliquées. Mais également, de leur gouvernance durant leur conception, leur installation et leur opération à long terme (Figure 6).

Cette définition préliminaire suggère ainsi que l’innovation en matière d’énergie dans l’urbanisme, surtout lorsqu’elle met en relation des échelles différentes, n’est pas sans créer des défis organisationnels et institutionnels. En effet, dans un cadre d’objectifs énergétiques ambitieux (d’efficacité, de sobriété et de diversification) où les compétences et les savoir-faires des acteurs peuvent se révéler absents ou insuffisants, comment atteindre les objectifs fixés ? Quels types de freins à l’innovation et à la transition énergétique peuvent émerger ? L’enjeu de la coordination, à la fois des énergies et de acteurs qui leur sont associés, émergent ici en pleine force. Les freins les plus souvent cités sont économiques les coûts de l’innovation et du développement de nouvelles technologies ou de nouvelles application ; l’absence de demande (le pull), l’absence de régulation (le push) et l’absence de technologie. On peut aussi citer l’absence de volonté politique ou des freins organisationnels. A l’inverse, la présence de ces facteurs contribue à l’innovation mais cela demande des formes de gestion, voire de gouvernance de projets stratégiques. Le problème de la gouvernance de l’énergie dans les éco quartiers est à cet égard riche d’enseignements.

Outre la réglementation, la gouvernance énergétique fait appel à l’encadrement par des documents de planification urbaines, notamment les Plans Climats Energie Territoriaux, sous l’égide des Schémas Régionaux de l’Air de l’Energie et du Climat (SRAEC). Dans ce cas, l’objectif est de faire correspondre les différents documents de planification urbaine aux objectifs climato-énergétiques inscrits dans ces Plans Climats. Dans ce contexte, auquel il faut ajouter les principes de participation et de concertation, la mobilisation (et ses résistances) des acteurs apparait comme un enjeu central. Pourtant, certains, comme Souami, ont conclu que le mode de décision (bottom-up ou top-down, complexe, interactif, centralisé ou décentralisé, participatif ou non), n’est pas associé à un niveau d’ambition environnementale[15]. Dans certains cas, l’implication des citoyens contribue à la prise en compte de certains enjeux environnementaux ; dans d’autres, cette implication diminue les objectifs mis de l’avant par les promoteurs ou la ville, alors que, dans d’autres cas encore, cela n’a pas d’impacts, les préoccupations étant ailleurs (esthétique, vie collective ou autres).

Cette problématique a été bien investie par les urbanistes et les sociologues travaillant sur l’urbanisme durable et les écoquartiers. En la matière, certaines tendances semblent émerger :

  • de manière surprenante, les auteurs ne constatent pas d’évolutions dans le temps : il n’y a ni plus ni moins de mobilisations collectives dans les années 1990 qu’aujourd’hui dans les nouveaux quartiers, même « éco » ;
  • le niveau et le type de mobilisation d’acteurs dans les projets d’EQ semblent davantage dépendre soit du contexte réglementaire national (obligation de consultation ou non) soit de la ville elle-même ce qui est le cas, par exemple de la Ville de Grenoble qui a une culture municipale associant traditionnellement de multiples acteurs dans ses projets urbains ;
  • si la plupart des EQ analysés se présentent comme innovants par leur gouvernance multi-acteurs, décentralisée ou bottom-up, de manière globale, on constate une diversité d’acteurs dans une, ou des ou toutes les phases de la quasi-totalité des EQ, de la conception à l’usage au quotidien ; cette diversité cependant n’implique pas nécessairement la présence d’habitants résidant près du projet ou des futurs habitants de l’EQ.

Ces deux derniers points soulèvent la question de la coordination d’une multiplicité d’acteurs sur un même projet visant justement à un mixe énergétique intelligent et efficace.

Dans un cadre d’objectifs énergétiques ambitieux où les compétences et les savoir-faire des acteurs peuvent se révéler absents ou insuffisants, comment alors atteindre les objectifs fixés ? Un des sujets de recherche sur cette question en science politique est la capacité institutionnelle, s’inscrivant dans le cadre de réflexions sur le rôle des institutions dans la poursuite d’objectifs environnementaux. Selon Young, une institution peut voir ses efforts pour protéger l’environnement ralentis par un problème d’adéquation entre ses objectifs environnementaux et sa structure interne (ce qu’il appelle institutional fit)[16]. En d’autres termes, les efforts de gouvernances climatique et énergétique peuvent être niés par la structure même des institutions impliquées, en raison des lourdeurs, habitudes et cultures institutionnelles et ce, quelles que soient les intentions ‘écologiques’ de l’organisation. Young avance que l’inertie (“stickiness”) naturelle des institutions peut nécessiter un changement de fonctionnement et d’identité pour qu’elles puissent contribuer à la lutte contre le changement climatique, par exemple[17]. Mais face à ces obstacles, quels types de leviers d’actions mener pour atteindre les objectifs énergétiques ? Quels types de gouvernance adopter pour surmonter ce type de problème ?

7.2. L’exemple de l’écoquartier de Bonne à Grenoble

Fig. 7 : Une collectivité territoriale innovante - Source : http://rcse.fr/plan-air-energie-climat/

Il apparait que c’est la mise en harmonie des différents acteurs, compétences et réseaux, liés à des assemblages énergétiques nouveaux pour les acteurs (du Quartier de Bonne à IssyGrid) qui a été l’objet des innovations les plus significatives. La ville de Grenoble a été la première de France à avoir élaboré un plan climat dès 2006. Puis, en 2013, la collectivité territoriale est passée au niveau supérieur avec un Plan Air Energie Climat, afin d’intégrer à la fois les enjeux du climat et de la pollution de l’air. Mais Grenoble est également le lieu où a été pour la première fois expérimenté la réglementation thermique RT 2012, avant sa mise en œuvre grâce à un projet ambitieux : l’écoquartier de la Caserne de Bonne, près du centre-ville. A l’époque, les constructions consommaient une moyenne de 150 kWh/m² et le défi, de taille à l’époque, était d’atteindre les 50 kWh/m². Tout de suite, la question des innovations s’est posée. Ce qui est intéressant avec cette expérience, c’est que le quartier fait également figure de proue sur une autre question à l’avant-garde de la transition énergétique en cours : sans obligation, les maitre d’œuvre, l’élu et l’assistant énergétique du maitre d’ouvrage ont eu la volonté d’expérimenter une diversification énergétique (non carbonée) du quartier (Figure 7).

Tout d’abord, il y a eu des innovations dans les assemblages entre les différents volets énergétiques : éclairage public, voitures électriques, panneaux photovoltaïques et technologies de maitrise de l’énergie à domicile sont conçus comme devant constituer un tout cohérent et harmonieux, ce qui nécessite des innovations dans leur assemblage et la manière dont ils sont conçus et mis en œuvre dès l’amont. Le problème est que ces éléments sont gérés ou développés par des acteurs industriels et publics différents. Le défi de l’assemblage technico-énergétique est donc accompagné par un autre défi, organisationnel lié aux NSE : comment faire travailler ensemble sur un seul et unique projet des acteurs qui sont soit traditionnellement en concurrence pour des parts du marché soit relèvent de secteurs différents sans expérience de partage ? Doivent-ils créer de nouveaux réseaux d’acteurs pour répondre aux défis posés par les projets ? Si oui, comment et quelles stratégies adoptent-ils ? Comment s’articulent les différentes motivations et intérêts et comment sont réglés les conflits ? Quels ont été les moteurs et les freins à la coordination du projet ? Comment ont-ils été résolus ?

7.3. Des modes de gouvernance non classiques

Les objectifs climato-énergétiques semblent bien nécessiter une diversité d’acteurs plus importante ce qui soulève des défis de gouvernance plus grands : plus un assemblage socioénergétique est complexe, plus grande est la complexité de la coordination et de la gouvernance des interactions entre les acteurs impliqués, et ce plus encore lorsqu’il y a des efforts à intégrer différentes échelles d’actions urbanistiques, du bâtiment à l’îlot jusqu’au quartier. La complexité des assemblages et la transgression d’échelles peuvent être sources d’inefficacité, d’instabilité du réseau, de pertes de retours sur investissements, d’incertitudes, de risques financiers ou techniques mais aussi de dissensions, de conflits de visions et de business models.

Au-delà donc des innovations techniques, les efforts de conception, de mise en œuvre et d’installation des systèmes énergétiques complexes liés aux efforts de transition et de diversification nécessitent également des innovations dans la gouvernance des projets, mais aussi des nouvelles compétences et surtout, des nouvelles façons de travailler et de s’organiser. Ce fut le cas à Issygrid, un cas lourd en matière de développement technologique, avec un smartgrid ainsi que l’intégration énergétique du tertiaire et du secondaire, du public et du privé. Ainsi, ce sont Total, Microsoft, Bouygues, ErDF qui ont dû apprendre à innover dans leur modes de collaboration. Ces acteurs privés ont tous leurs objectifs spécifiques pour participer au projet Issygrid mais doivent travailler ensemble pour atteindre des objectifs plus larges car sans cette collaboration, aucun n’atteindrait ses objectifs. Les antagonismes potentiels, liés à la concurrence du marché, ont donc dû être gérés dès le départ, dans l’organisation et les règles de fonctionnement même des groupes de pilotages.

Les innovations techniques nécessaires liées aux efforts de diversification énergétique sur un même site fait aussi émerger des innovations en matière de coordination des NSE ce qui, à son tour, semble avoir des impacts au niveau du fonctionnement interne des institutions participantes, notamment avec de nouvelles manières de gérer leurs propres équipes soit au niveau des projets individuels soit de manière pérenne : dans quelques cas, de nouvelles compétences sont acquises voire, pour certains, une compétence de gestion transversale de projets est internalisée avec création d’un poste.

Puis, en ce qui concerne les modes de travail, pour les architectes et les maitres d’œuvre, la planification d’une diversification énergétique a nécessité de travailler en amont avec des professionnels qu’ils ne côtoyaient qu’à de phases ultérieures du projet. De plus, la coordination entre les corps de métiers est devenue plus importante. Parfois, les changements sont minimes mais importants. Ainsi, certains métiers qui travaillaient au centimètre près ont appris à travailler au millimètre pour réduire les ponts thermiques. A Issygrid, on a imaginé de connecter le tertiaire (producteur d’électricité photovoltaïque) au résidentiel afin, de le fournir le weekend. Dans le même quartier, la voiture électrique est conçue à la fois comme véhicule moins polluant mais aussi comme source de stockage de l’électricité et des stations météos ont été installées sur les voies publiques, en coordination avec l’éclairage, intégré au smartgrid. Les acteurs privés se retrouvent donc à travailler ensemble soit sur des objets techniques sur lesquels ils n’avaient pas travaillé avant mais qui sont maintenant connectés les uns aux autres grâce aux nouvelles technologies de l’informatique mais aussi dans des phases de projets dans lesquelles ils n’étaient pas forcément impliquées auparavant. Les start-ups ont une place importante dans le projet Issygrid comme c’est souvent le cas avec les projets à haut contenu technologique. A la Caserne de Bonne, avec une présence importante des pouvoirs publics locaux, les innovations en matière d’énergie ont parfois nécessité de la part des parties impliquées de faire appel à des nouveaux partenaires mais on constate chez d’autres une certaine continuité.

 

8. Quelques éléments de science politique de l’énergie face à la transition énergétique

Le processus de transition énergétique en France a été officiellement institutionnalisé et formalisé par la loi sur la transition écologique de 2015. Il est intéressant à examiner sous deux aspects : la précarité énergétique et la dépendance au sentier énergétique.

8.1. La précarité énergétique

La précarité énergétique a toujours existé dans la réalité et comme objet de recherche pour les économistes et les sociologues, mais elle émerge de manière très forte dans le contexte de la transition énergétique. Sa conception cependant évolue : à côté d’une approche par l’exclusion, émerge une approche préventive. Construire des habitats efficaces énergétiquement ne peut qu’alléger la pression ressentie par les ménages, en termes de dépenses liées au chauffage par exemple (Lire : Lutter contre la précarité énergétique). Une des questions principales est la constitution d’un ensemble de critères officiels de ce qui constitue la précarité énergétique[18].

Au-delà de la vision initiale limitée à la « fuel poverty » britannique, a été mise en avant une définition plus réglementaire impliquant la difficulté à disposer de l’énergie nécessaire à la satisfaction des besoins élémentaires. Le ménage doit alors faire des arbitrages : se chauffer au risque d’impayés ou ne plus se chauffer et subir les conséquences du froid sur sa santé, son logement, sa vie sociale. Environ 3,8 millions de ménages de France métropolitaine ont un taux d’effort énergétique supérieur à 10 %  de leur revenu tandis que 3,5 millions déclarent souffrir du froid dans leur logement. Les ménages modestes cumulent souvent les contraintes financières et un habitat peu performant (environ 621 000 ménages)[19].

LObservatoire national de la précarité[20] pour sa part, lient trois enjeux : écologique (réduction des émissions de gaz à effet de serre et des impacts environnementaux et sanitaires) ; économique (dépendance énergétique); social (lié à la fois à la précarité générale qui est accrue avec l’augmentation des prix de l’énergie).

Mais selon les auteurs d’un ouvrage collectif, la notion émerge parce que le contexte actuel de transition énergétique est marqué par la double tendance à la versatilité et à la hausse des prix de l’énergie, qui fait courir le risque d’un « changement d’échelle du nombre des usagers de l’électricité et du gaz connaissant de graves difficultés de paiement »[21]. Il s’agit d’un phénomène complexe qui dépasse les critères économiques.

En France, une définition plus complète a été proposée officiellement en 2010 : « Est en situation de précarité énergétique une personne qui éprouve dans son logement des difficultés particulières à disposer de la fourniture d’énergie nécessaire à la satisfaction de ses besoins élémentaires en raison notamment de l’inadaptation de ses ressources et de ses conditions d’habitat. » Cette définition combine trois facteurs : la faiblesse des revenus, la mauvaise qualité thermique des logements et la difficulté à payer ses factures d’énergie[22]. Elle offre aussi la possibilité de s’appuyer sur des données quantitatives en croisant des chiffres relatifs aux ménages et à leur logement. Cette définition est cependant encore trop focalisée sur les besoins en énergie thermique et ne prend pas en compte l’énergie nécessaire aux déplacements. Or, des ménages peuvent avoir des logements corrects, mais éloignés de leur lieu de travail ou du centre-ville. Ils sont alors contraints à des arbitrages entre leur budget énergie thermique et leur budget énergie transport.

De manière plus générale, la précarité énergétique résulte de facteurs économiques (prix de l’énergie, niveau de revenu, emploi) ; structurels (qualité du logement, équipements électriques, climat) et ; sociaux (phase de vie, catégorie socio-professionnelle, composition du ménage), qui, en conjugaison peuvent aggraver ou alléger un basculement vers la précarité. Ceci est important car les aides financières de toutes sortes (étatiques mais aussi issues d’association) sont déterminées à partir de critères mesurables de précarité. De nombreux précaires seraient donc « invisibles ». Au-delà d’un idéal du consommateur éclairé et rationnel, le précaire a moins de compétences pour saisir les opportunités liées aux évolutions du marché de l’énergie, comparer les prix et services, faire les démarches nécessaires[23].

8.2. La dépendance au sentier énergétique.

L’institutionnalisation en cours de la TE ne part pas ex nihilo. D’autres moyens sont nés avant, dont deux sont particulièrement pertinents : l’émergence de nouveaux quartiers appelés écoquartiers mais souvent plus focalisés sur les questions d’énergie que sur d’autres thématiques environnementales. La première est la réglementation thermique (RT) qui vise des objectifs de plus en plus contraignants et ambitieux de consommation énergétique. Ainsi la RT 2012 oblige les constructeurs et aménageurs à ne pas dépasser des consommations de 50 KWh /m² dans les habitations tandis que celle de 2020 obligera toutes constructions nouvelles à être passives. Le second moyen est, autant que l’on le sache, unique dans le monde : la France a institué des Plans Climat Energie territoriaux visant à répondre aux objectifs d’efficacité énergétique et climatique de 20/20/20 de l’Union Européenne pour toute collectivité territoriale, ville mais aussi regroupement de communes de plus de 50 000 habitant depuis 2012. Les objectifs sont exposés dans différents documents de planification urbaine : Plan Local d’Urbanisme, Plan local de déplacement, Plan local de l’Habitat.

Ces différents efforts s’inscrivent dans une structure sociale, institutionnelle et énergétique préexistante liée au phénomène de la dépendance au sentier, basé sur l’idée selon laquelle l’énergie serait abondante, presque infinie et donc, très peu chère. Dans le cas de la France, il s’agit de l’énergie nucléaire, avec son volume, ses réseaux de distribution d’investissements, ses temps de retours et ses liens rapprochés au pouvoir politique central.

Développée par Pierson, la notion de la dépendance au sentier part du constat que tout processus décisionnel est affecté par les choix pris au départ et que certains de ces choix sont déterminants à long terme, provoquant un processus cumulatif de renforcement : plus on avance, plus il est difficile de changer de voie, moins il y a d’alternatives structurelles, politiques, économiques, sociales et conceptuelles[24]. Le sentier s’approfondit. Chaque décision prise dans le cadre d’une société carbonée limite les possibilités de développer une société post carbone. L’homogénéité limite les efforts d’hétérogénéité, à moins d’une crise ou d’une nécessité qui demande énormément d’énergie pour modifier la trajectoire.

Ainsi, les politiques publiques, les technologies, les transports, mais aussi les comportements sont tous liés au sentier énergétique et structurent fortement l’évolution d’actions publiques et privées spécifiques. Tenter de déceler les difficultés de passer à une structure énergétique globale non-carbonée, implique de saisir l’ensemble des inerties contemporaines issues du passé dans toutes leurs interactions, leur profondeur et leur complexité, la dépendance au sentier opérant à plusieurs niveaux : conceptuel, théorique, empirique, économique, politique, culturel, comportemental et symbolique. Par exemple, dans les écoquartiers, l’offre énergétique est beaucoup plus complexe et diversifiée que par le passé : gaz et soleil se mêlent à l’électricité, au sol (géothermie) aux nouvelles technologies, à quoi s’ajoute dorénavant l’énergie passive (l’isolation, l’orientation). De plus, ce sont les rôles mêmes des acteurs qui évoluent : le producteur d’énergie devenant aussi un acheteur pour redistribuer sur ses réseaux une énergie maintenant produite par ce qui n’était auparavant qu’un simple consommateur. Nous voyons donc ici que les pratiques ancrées renvoient au développement passé d’infrastructures. L’ancienneté de ces structures a laissé le temps à ces comportements de se diffuser dans la société, jusqu’à ce qu’ils deviennent des routines. Les efforts à diffuser de nouvelles technologies de l’énergie efficaces et sobres en carbone vont donc demander des efforts pour modifier le sentier de la dépendance énergétique institué dans la société, jusque dans les ménages. Cela va nécessiter des changements de comportements qui soient compatibles et le plus efficaces possibles pour atteindre les objectifs de réduction.

 

9. Conclusion

Qu’elles répondent à des intérêts principalement budgétaires par la recherche de maîtrise de la facture d’énergie, à des préoccupations environnementales ou qu’elles soient motivées par la recherche du confort, les pratiques de consommation d’énergie sont fortement liées aux éléments structurels du logement, imposés par le bâti et le système thermique. Les comportements viennent se greffer sur la structure énergétique mais cette greffe variera d’un individu à l’autre, selon les autres facteurs énoncés ci-dessus. La question pour la transition énergétique est de savoir comment inciter, accompagner, contraindre les changements à la fois structurels, macro et micro, pour atteindre des objectifs de réduction et d’augmentation de l’efficacité, par le biais technique mais aussi politique, social, économique, institutionnel et organisationnel ?

Les différents cas analysés montrent bien que la sociologie et la science politique ont toute leur place dans cette problématique, qu’elles ont des choses à dire, à expliquer, des questions à soulever et des réponses à fournir. Les sciences sociales montrent que la question énergétique est peut-être moins une question d’innovations technologiques qu’un enjeu social, d’organisation, de décision et de gouvernance même si ces enjeux sont moins fréquemment étudiés et mis de l’avant par la littérature.

 


Notes et références

[1] Piloté par Sébastien Velut et Sandra Laugier, Rapport SHS et Energie 2013. http://www.allianceathena.fr/actualites/parution-du-rapport-shs-et-energie. Ce rapport a été préparé par un groupe pluridisciplinaire réunissant des représentants de différentes sciences humaines et sociales à d’autres spécialistes de l’énergie afin de dresser un état des lieux et de proposer des pistes de recherches pour les SHS sur l’énergie. http://www.allianceathena.fr/actualites/parution-du-rapport-shs-et-energie

[2] S. La Branche, P. Warin. La “concertation dans l’environnement”, ou le besoin de recourir à la recherche en sciences sociales. Programme « Concertation, Décision, Environnement” Ministère de l’Environnement et du Développement Durable. 2005.

[3] « L’incidence des normes de développement durable et participatif sur l’hydroélectricité. Les cas de la France, du Québec et de la Turquie ». 2004-06. Pour le CFE.

[4] W. Chou, A.Bigano, A. Hunt, S. La Branche, A. Markandya, R. Pierfederici.Consumer Valuation of Energy Supply Security: An Analysis of Survey Results in Three EU Countries. Responsable de l’enquête sociologique. Projet coordonné par CEPS, pour la Commission Européenne. 2010.

[5] Dans sa revue de la littérature, Van der Horst (2007) par exemple, mentionne plusieurs facteurs d’explication du refus de l’éolien mais ne mentionne pas le refus de l’environnement comme possibilité alors que les études ne permettent pas de l’exclure. D. Van der Horst. (2007). NIMBY or not? Exploring the relevance of location and the politics of voiced opinions in renewable energy siting controversies. Energy Policy, 35, 2705-2714. Wolsink (2000) relève les arguments d’opposition suivants : anti-vent, anti-processus de décision, anti-projet et ‘classique’ (NIMBY égoïste). Mais cet auteur ne soulève pas le problème de la non protection de l’environnement que cela implique ! M. Wolsink. 2000. “Wind power and the NIMBY-Myth: Institutional capacity and the limited significance of 23 public support”. Renewable Energy, 21, 49-64.

[6] J. Mercier. 1994. « Paradoxes et contradictions dans les propositions écologistes ». Revue québécoise de Science 55 Politique, n° 25, 5-29.

[7] Cette section est en grande partie issue de : A-L. Nicolet et S. La Branche « Modalités d’appropriation des offres Greenlys dans l’habitat ». Projet Greenlys, 2013-2015.

[8] Steve Sorrell. The Rebound Effect: an assessment of the evidence for economy-wide energy savings from improved energy efficiency. A report produced by the Sussex Energy Group for the Technology and Policy Assessment function of the UK Energy Research Centre. 2007.

[9] Site du défi FAEP: http://www.familles-a-energie-positive.fr/

[10] http://www.negawatt.org/

[11] M-C Zélem, Débats national sur la transition énergétique : Enjeux et réalités de la sobriété. Une simple question de sémantique ? 2013, p.3.

[12] Ce qui suit est tiré de F. Sirguey, O. Joly et S. La Branche. Analyse qualitative du défi FAEP : motivations et pérennité des gestes. Pour la Région Rhône Alpes et Prioriterre. 2012.

[13] Merci à O. Joly pour cette notion.

[14] Sous la direction de Debizet. Projet Ademe « Ecoquartier Nexus Energie ». https://sites.google.com/a/iepg.fr/nexus/

[15] T. Souami. Ecoquartiers. Secrets de fabrication. Analyse critique d’exemples européens. Les carnets de l’information. 2009. Pp.52-57.

[16] Young, O.R. The Institutional Dimensions of Environmental Change: Fit, Interplay, and Scale, Cambridge and Massachusetts: MIT Press. 2002, xiv-xv.

[17] Young, O.R. ‘Why Is There No Unified Theory of Environmental Governance?’, PDF document: dlc.dlib.indiana.edu/archive/00000943/00/youngo020402.pdf. 2002, p.23-24.

[18] Sont également pris en compte  les liens entre précarité dans l’habitat et la mobilité et le ciblage des aides pour la précarité énergétique. Note n° 1 – La précarité énergétique en France, une question de grande actualité : contribution pour le débat national sur la transition énergétique (PDF – 394K – 07/05/2013).

[19] http://www.insee.fr/fr/themes/document.asp?ref_id=ip1351

[20] http://www2.ademe.fr/servlet/KBaseShow?catid=25227

[21] François Bafoil, Ferenc Fodor et Dominique Le Roux (dir.), Accès à l’énergie en Europe. Les précaires invisibles, Les Presses de Sciences po, 2014.

[22] Une enquête de 2013 (Premiers résultats 2013 du Baromètre Powermetrix-AFP), indique que les foyers précaires (33%) sont davantage équipés en chauffages d’appoint – énergétivores – que les autres (24%).

[23] Le réseau RAPPEL associe des acteurs de la pauvreté et de la précarité énergétique dans le logement, contribue à faire reconnaître cette forme de pauvreté et sensibilise à la nécessité de politiques publiques plus appropriées. http://www.precarite-energie.org/.

[24] P. Pierson. « Increasing Returns, Path Dependency, and the Study of Politics », The American Political Science Review, Vol. 94, Juin 2000.


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