La précarité énergétique en Amérique latine et aux Caraïbes

Pas de réelle transition énergétique sans accès de toutes les populations aux sources modernes d’énergie. Mais quelles sont les populations en précarité énergétique ? En quoi consiste cette précarité ? Comment peut-on la mesurer ? L’expérience de l’Amérique latine sur ce terrain est irremplaçable.


Cet article est une traduction du chapitre 1 d’un document de travail de l’Organización Latino americana de Energía (OLADE) intitulé « Pobreza energética en América latina y el Caribe. Una propuesta de indicadores que midan el acceso a la energía con enfoque de desigualdad social y de género » (DTO 2019/08). Il a été traduit par Nolwen Dussart, étudiante du Master LEA Traduction spécialisée multilingue à l’Université Grenoble Alpes (UGA), sous la direction d’Aurélien Talbot. Le résultat de cette traduction a été formellement modifié par les éditeurs de l’Encyclopédie en vue d’une adaptation aux normes éditoriales de la dite Encyclopédie.


La consommation énergétique et le développement économique d’un pays sont deux phénomènes étroitement liés (Lire : Les besoins d’énergie). Parmi l’ensemble des indicateurs pris en compte pour évaluer le niveau de développement d’un pays, il est ainsi d’usage d’inclure en général la consommation énergétique et électrique par habitant ainsi que le nombre de véhicules pour 1 000 habitants. À mesure que les pays se développent, leur consommation énergétique a tendance à augmenter. S’il est vrai que ces variables ne fournissent aucune information sur la nature de l’énergie consommée ni sur la répartition de la consommation au sein de la population, elles permettent néanmoins d’inférer le niveau de développement économique d’un pays. Observons également que ce lien fonctionne dans les deux sens. En effet, la consommation énergétique a tendance à diminuer lors des récessions.

 

1. L’accès à l’énergie en Amérique latine et aux Caraïbes

Il ne fait ainsi aucun doute que l’accès aux sources d’énergie modernes est une condition indispensable pour faire reculer la pauvreté, pour renforcer la croissance économique, pour créer des emplois, pour garantir des prestations sociales, pour améliorer le niveau d’éducation des plus défavorisés et, plus généralement, pour promouvoir le développement humain (Lire : L’accès à l’énergie). C’est la raison pour laquelle la première cible fixée par l’objectif n°7 du Programme de développement durable à l’horizon 2030 vise à garantir l’accès de tous à des services énergétiques fiables et modernes à un coût abordable d’ici à 2030[1].

Aux termes d’une récente étude de l’Organisation latino-américaine de l’énergie (OLADE) et de la Banque interaméricaine de développement (BID), la région Amérique latine et Caraïbes bénéficie, conformément aux calculs réalisés, de taux d’accès élevés à l’électricité avec une moyenne régionale s’élevant à plus de 97 %, à l’exception de Haïti dont le taux d’accès est de seulement 30 %. En effet, environ 20 millions de personnes sont privées d’accès à l’électricité dans la région[2]. Par ailleurs, les taux d’accès aux technologies de cuisson propre sont sensiblement moins élevés et concernent en moyenne 86 % des foyers, même si quatre pays de la région affichent des taux inférieurs à 50 %.

La région Amérique latine et Caraïbes (ALC) constitue ainsi l’une des régions du monde dont les niveaux de couverture en électricité sont les meilleurs. En effet, moins de 2 % des personnes qui, dans le monde, n’ont pas accès aux services de fourniture d’électricité se trouvent dans cette région (figure 1). Néanmoins, la cible 7.1 fixée par le Programme 2030 mentionne également le coût abordable de l’accès aux services énergétiques. Par « coût abordable », il faut entendre que le coût d’accès aux services d’électricité, par exemple, est supportable pour l’ensemble des foyers. À partir de ces données, il devient non seulement intéressant, mais aussi pertinent, d’analyser le niveau d’accessibilité financière aux services d’électricité, en fonction de diverses caractéristiques démographiques des chefs de foyers, parmi lesquelles notamment leur sexe, leur appartenance à diverses tranches d’âges, de revenus ou à différents groupes ethniques.

 

Fig. 1 : L’Amérique latine sur la carte mondiale de l’électrification. [Source : atlassocio.com]

En effet, bien que le nombre de familles ne pouvant avoir accès ni au service fourni par le réseau de distribution d’électricité ni aux combustibles modernes pour cuisiner ait diminué de manière significative, de nombreux foyers continuent de consacrer, pour ces services, une part excessive de leurs revenus par rapport à d’autres catégories d’usagers, ce qui ne manque pas de creuser les inégalités sociales. De même, dans des régions où l’on constate une consommation plus importante de bois de chauffage par habitant, ou bien où les foyers ne sont pas raccordés au réseau, les niveaux enregistrés d’indice de développement humain sont en général peu élevés. Il est évident que le pourcentage de familles non raccordées au réseau, ou qui utilisent du bois de chauffage, est plus élevée parmi les catégories les plus pauvres et vulnérables de la population.

Pour pouvoir examiner ces questions qui sont étroitement liées à la formulation de l’objectif de développement durable n°7 du Programme 2030, il est nécessaire de disposer d’indicateurs et de mesures qui permettent d’évaluer les différents niveaux d’accessibilité financière à l’énergie. Pour ce faire, les modalités d’accès suivant les différentes catégories socio-démographiques doivent être analysées et quantifiées. D’où la proposition d’un ensemble d’indicateurs susceptibles de contribuer à ce projet.

 

2. La précarité énergétique

Dans l’analyse du lien entre pauvreté et développement, l’accès à l’énergie constitue une condition préalable qui ne peut être éludée. En effet, et sans chercher à établir un lien de causalité directe, la mise en corrélation de l’indice de développement humain (IDH) et de la consommation d’électricité à usage domestique par habitant (figure 2) montre clairement que plus les niveaux de consommation des ménages sont élevés, plus les niveaux de développement humain le sont aussi. Cela apparaît de manière évidente lorsque les niveaux de consommation électrique par habitant sont particulièrement faibles. En Amérique latine et aux Caraïbes, les liens entre l’accès aux services énergétiques et la réalisation d’objectifs tels que la réduction de la pauvreté ont donné lieu à peu de travaux systématiques, à quelques exceptions significatives près[3].

Fig. 2. Développement humain et consommation d’électricité à usage domestique par habitant de 2000 à 2017. [Source : Panorama énergétique de l’Amérique latine et des Caraïbes, 2018. Kep signifie kilo équivalent pétrole.]

Selon la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (CEPAL), les couches sociales les plus pauvres sont celles qui consomment le moins d’énergie[4]. Cependant, selon ce même organisme, les ménages les plus démunis dépensent une part plus importante de leurs revenus en énergie et, bien souvent, le prix qu’ils paient pour une unité calorifique équivalente est significativement plus élevé, en raison principalement des difficultés d’accès aux services fournis par les réseaux de distribution d’électricité et/ou de gaz naturel. Si tel n’est pas le cas, cela peut s’expliquer par le fait qu’ils utilisent du bois de chauffage comme combustible principal ou bien qu’ils ne paient pas l’électricité du fait du caractère clandestin de leur installation. L’étude de la CEPAL présente des résultats partiels concernant les inégalités découlant du rapport entre les dépenses énergétiques et le revenu moyen, par quintile, dans plusieurs pays d’Amérique latine. Elle indique, en outre, que la consommation d’énergie moins importante des ménages précaires est liée au niveau d’accès différent aux appareils électroménagers, bien que parfois on observe aussi, paradoxalement, une consommation élevée des ménages démunis car ceux-ci se procurent en général du matériel d’occasion ou beaucoup moins cher mais moins performant. Cette question est associée à celle de la précarité énergétique. En effet, fondamentalement, un foyer est considéré en situation de précarité énergétique lorsqu’il est dans l’incapacité de s’acquitter d’un ensemble de frais d’accès à des services énergétiques pour répondre à ses besoins particuliers et/ou lorsqu’il est contraint de consacrer une part excessive de ses revenus au règlement de la facture énergétique de son logement.

Les définitions de la précarité énergétique varient selon les publications. Lewis a proposé une première définition explicite de la précarité énergétique (« fuel poverty ») selon une approche axée sur la subsistance, considérant qu’un foyer est en situation de précarité énergétique lorsqu’il « n’a pas les moyens de se procurer l’énergie nécessaire pour maintenir une chaleur ou une température assurant un confort thermique aux membres du foyer »[5]. Mais cette déclaration en est restée au stade de la simple définition en l’absence d’une approche méthodologique permettant d’identifier le seuil à partir duquel un foyer se trouve en situation de précarité énergétique. La chercheuse britannique Brenda Boardman[6] a défini, quant à elle, la précarité énergétique comme l’incapacité d’un foyer à se procurer un ensemble suffisant de services énergétiques sans dépasser 10 % de son revenu disponible. Selon Reddy, la précarité énergétique peut être définie comme « le défaut d’alternatives suffisantes pour accéder à des services énergétiques appropriés, abordables, fiables, sûrs, écologiquement durables et permettant de contribuer au développement économique et humain »[7]. En se fondant sur une approche axée sur les capacités, Day, Walker & Simcock définissent la précarité énergétique comme « l’impossibilité de réaliser des possibilités essentielles découlant, directement ou indirectement, d’un accès insuffisant à des services énergétiques accessibles, fiables et sûrs, compte tenu des autres moyens raisonnables et disponibles pour réaliser ces possibilités »[8].

Selon González-Eguino, trois approches différentes, mais complémentaires, permettent de mesurer la précarité énergétique[9]. Ces approches se focalisent sur l’accès à l’énergie selon :

  • un seuil technologique prenant en compte l’accès aux services énergétiques modernes tels que l’électricité et le gaz naturel ;
  • un seuil physique visant à évaluer la consommation énergétique minimale nécessaire pour satisfaire ses besoins fondamentaux ;
  • ou un seuil économique fondé sur le calcul d’un pourcentage maximal du revenu qu’il serait raisonnable de consacrer aux dépenses énergétiques.

On pourrait ainsi considérer qu’un foyer est en situation de précarité énergétique si ses dépenses énergétiques pour son logement, afin de maintenir un niveau de confort approprié, dépassent la médiane de ses dépenses et si, une fois les dépenses énergétiques déduites des revenus du foyer, la somme restante est inférieure au seuil de précarité économique. Cette définition comporte un paramètre clair, à savoir le coût de l’énergie.

On entendra ainsi par précarité énergétique la difficulté à accéder à des services énergétiques indispensables à une vie décente, que ce soit en raison de facteurs liés aux conditions de vie des ménages (faibles revenus, appareils non performants, manque d’informations, mauvaises habitudes, besoins particuliers, entre autres) ou de facteurs externes découlant du modèle énergétique dominant (coûts élevés, aides insuffisantes ou inefficaces, manque de transparence, parc immobilier délabré, notamment).

De manière générale, la précarité énergétique est due à trois facteurs qui ont une incidence sur les performances économiques des foyers :

  • le niveau de revenu des ménages ;
  • le coût de l’énergie ;
  • et la qualité du logement.

Ce dernier facteur, en cas de faibles performances énergétiques des logements, influe sur l’effort économique que les ménages doivent consentir pour satisfaire leurs besoins en services énergétiques (figure 3). Ces trois facteurs déterminants constituent les axes habituels à partir desquels des politiques publiques sont élaborées afin d’apporter des réponses au problème de la précarité énergétique, que ce soit au moyen de mécanismes de redistribution, de l’instauration de tarifications sociales ou de politiques du logement qui favorisent la mise en place de mesures d’amélioration de la performance énergétique pour les foyers les plus démunis.

Fig. 3. Logements insalubres en Amérique latine. [Source : argentinareports.com]

Par ailleurs, l’environnement dans lequel la précarité énergétique peut se manifester présente deux visages. On peut ainsi parler :

  • de précarité énergétique déclarée dans le cas de foyers en situation de vulnérabilité déclarée et bénéficiant d’une forme d’assistance de la part des services sociaux
  • ou de précarité énergétique non déclarée dans le cas de foyers risquant l’exclusion, c’est-à-dire qui s’acquittent de leur facture énergétique, mais au prix d’une mauvaise alimentation, de difficultés pour s’habiller et, pour résumer, de mauvaises conditions de vie. Dans ce dernier cas, aucune demande d’aide n’est formulée, par honte, par ignorance ou simplement du fait de l’absence d’alternatives sociales.

De plus, comme l’approche à plusieurs niveaux préconisée par la Banque mondiale l’indique implicitement[10] et comme le prône le Réseau chilien de lutte contre la précarité énergétique (RedPE), il est possible d’évoquer le concept complémentaire de vulnérabilité énergétique territoriale. Ce concept apparaît lorsqu’on prend en compte, outre la question de l’accès des foyers à une énergie abordable, des éléments tels que les capacités de production liées à l’accès à l’énergie, ainsi que l’approvisionnement énergétique des infrastructures d’une collectivité, notamment des établissements de santé et d’éducation, l’éclairage public et les bâtiments publics et collectifs.

Enfin, en évoquant la « précarité énergétique », il serait opportun de reconnaître qu’il est nécessaire de conceptualiser et de mesurer la « richesse énergétique », laquelle ferait référence aux foyers disposant d’une énergie abondante, propre, de qualité, sans interruption d’approvisionnement et à haut degré d’autonomie. Or, on peut supposer que l’accès à une telle énergie est fortement corrélé aux revenus des foyers concernés. Une politique publique à caractère social pourrait certainement promouvoir la richesse énergétique et chercher à réduire l’incidence du revenu des ménages sur l’accès à cette condition élémentaire d’une vie digne, ce qui permettrait, par là-même, de mieux faire respecter un droit.

 

3. Les conséquences de la précarité énergétique

Si la précarité énergétique peut affecter certains secteurs et nuire à la protection de l’environnement, les conséquences les plus graves concernent souvent la santé des personnes. Une mauvaise combustion des déchets ou de la biomasse dans les foyers qui ont recours à un équipement inapproprié, combinée à une faible ventilation, peut engendrer une concentration élevée de polluants, parmi lesquels notamment le monoxyde de carbone, des particules en suspension telles que la suie et les cendres ou encore le plomb et d’autres métaux lourds. Ceux-ci peuvent être à l’origine de maladies et provoquer plus de décès que le paludisme ou la tuberculose.

L’Organisation mondiale de la Santé (OMS), estime que la concentration de particules grossières (PM10) dans ce type de foyers peut varier de 300 à 3 000 μg/m3 par jour et atteindre jusqu’à 10 000 μg/m3. Ces niveaux de pollution de l’air intérieur sont jusqu’à trois fois supérieurs à ceux admis officiellement dans les villes les plus polluées du monde[11]. En outre, ce sont les femmes, les enfants, les personnes âgées et malades qui sont le plus exposé à ce type de pollution, car ce sont eux qui passent le plus de temps chaque jour à l’intérieur du foyer. Toujours selon la même organisation internationale, la pollution de l’air intérieur multiplie par deux le risque, pour les enfants de moins de cinq ans, de contracter une pneumonie et d’autres infections aiguës des voies respiratoires. Les femmes ont trois fois plus de chances de développer des maladies pulmonaires obstructives, telles que des bronchites chroniques et des emphysèmes pulmonaires. Le risque qu’elles souffrent d’un cancer du poumon est également multiplié par deux. On considère que la pollution de l’air intérieur est un facteur associé au faible poids des nourrissons à la naissance ainsi qu’à des maladies telles que l’asthme, la cataracte, la tuberculose, les maladies coronariennes, pulmonaires interstitielles et le cancer du nasopharynx et du larynx (figure 4). L’OMS estime que la pollution de l’air intérieur est responsable de 2 millions de décès par an dans le monde. La pollution intérieure et le manque d’eau potable et d’infrastructures d’assainissement sont les facteurs environnementaux dont les effets nocifs sur la santé des populations vulnérables sont potentiellement les plus importants[12].

 

Fig. 4. Malnutrition en Amérique latine. [Source : UN News]

La précarité énergétique peut également s’accompagner d’autres conséquences : Khandker, Samad, Ali et Barneont démontré que le taux d’alphabétisation est plus élevé et les abandons scolaires moins importants parmi les populations bénéficiant d’un meilleur accès à l’électricité et de services d’éclairage public plus performants[13]. Sans même parler des possibilités qui peuvent apparaître lorsqu’un groupe de population vulnérable bénéficie d’un accès aux technologies de l’information et de la communication (TIC) et de l’émancipation induite par ces technologies. Il n’est certes pas aisé de mesurer l’effet des infrastructures énergétiques et de la consommation d’énergie sur le développement social et économique, mais il est clair que leur absence nuit à la réalisation d’un tel objectif.

En ce qui concerne les effets sur l’environnement, s’il est vrai que l’utilisation de l’électricité, en cas de production thermique, n’offre aucune garantie de viabilité environnementale, il ne fait par contre aucun doute que l’utilisation de la biomasse pour cuisiner, pour produire de l’eau chaude et pour se chauffer, entraîne une pression anthropique sur l’usage des sols. De plus, la surexploitation liée à l’expansion de l’agriculture et à la déforestation de vastes régions met en péril ce qui constitue souvent la seule source d’énergie de nombreuses familles, les contraignant ainsi à se déplacer.

 

4. Une transition énergétique équitable

Le monde actuel, marqué par le phénomène du changement climatique, se trouve à la croisée des chemins. Conformément aux engagements pris dans le cadre du Programme 2030, tous les pays participent à un processus de transformation de la production visant à mettre en place des filières énergétiques durables. Dans les enceintes spécialisées, il est en effet souvent question de la transition énergétique, un concept apparu en Allemagne et qui désigne l’objectif visant à parvenir à une économie durable au moyen des énergies renouvelables, de l’efficacité énergétique et de la promotion du développement durable.

Le concept de transition énergétique fait référence à l’allocation des ressources, à l’élaboration de politiques publiques, à la gestion de conflits sectoriels, à des stratégies d’entreprise, aux progrès technologiques, à l’élaboration des programmes de développement et de diversification de la production, à la répartition des revenus, entre autres. L’ensemble de ces aspects est étroitement lié à l’approvisionnement et à la consommation énergétiques ainsi qu’aux différentes étapes et aux différents processus impliqués.

La prise en compte du concept de précarité énergétique conduit, par ailleurs, à considérer que le défi de la transition énergétique devrait également être envisagé comme une transition équitable dans le cadre de laquelle l’accès à l’énergie devrait être considéré comme un droit. Cela entraîne donc la nécessité de poser le problème d’une « transition équitable »[14]. Il est évident que les disparités sociales, engendrées par la répartition injuste des richesses, ont leur corrélat dans le coût injuste de l’accès à l’énergie.

En outre, le concept de transition équitable dépasse la dimension sociale pour revêtir une dimension technique. En effet, un raccordement illégal de foyers vulnérables peut contraindre à des investissements supplémentaires importants dans des installations électriques, notamment lorsqu’il s’agit d’utilisations destinées au chauffage qui entraînent une forte consommation[15]. C’est pourquoi les politiques d’accès abordable à l’énergie doivent s’inscrire dans le cadre de programmes globaux prônant une utilisation rationnelle de l’énergie, en favorisant la coordination entre les prestataires de services et les circuits de distribution, ainsi que dans le cadre de programmes d’efficacité énergétique visant à promouvoir l’accès à des équipements efficaces et la mise au rebut des appareils non performants.

De plus, l’approvisionnement énergétique dans un contexte de transition énergétique équitable peut non seulement être conçu comme un droit, mais aussi comme un levier permettant de renforcer les mécanismes de redistribution des richesses qui garantissent une vie digne et, plus encore, le bien-vivre de tous. Cette idée correspond aux préconisations du dernier document de synthèse de la CEPAL évoquant la nécessité de relancer les investissements et la politique industrielle et technologique dans le cadre d’un « grand élan environnemental » fondé sur l’interdépendance entre

  • l’appropriation du progrès technique,
  • la densification du tissu productif,
  • la qualité de vie
  • et la viabilité environnementale[16].

En ce sens, ce grand élan environnemental pourrait contribuer à étendre le rôle et la portée de la politique sociale qui, jusqu’à présent, ne s’est concentrée que sur deux composantes du bien-être : le revenu individuel et le système de protection sociale (figure 5).

 

Fig. 5. Social et environnemental vont de pair. Source : Haitimedia.

 

Dans cet esprit, une transition énergétique équitable impliquerait[17]

  • des investissements dans différents secteurs productifs dans une perspective à long terme ;
  • un dialogue interinstitutionnel nécessaire pour susciter une prise de conscience et amorcer des actions efficaces à destination de toutes les catégories sociales ;
  • la formation continue de cadres techniques ;
  • le développement de la recherche et l’évaluation concernant les répercussions sociales de la transition énergétique et les mécanismes visant à l’étendre à tous de manière équitable ;
  • l’élaboration de programmes et de politiques publiques fortes ainsi que d’incitations pour optimiser les synergies en lien avec les points précédemment évoqués.

Le développement de l’accès des catégories les plus démunies à des services énergétiques de qualité offre l’occasion de diffuser des technologies à faible émission de carbone et à haut rendement énergétique, ainsi que des sources d’énergies renouvelables, et d’en faire bénéficier des régions rurales isolées et difficiles d’accès. En outre, l’élaboration de politiques qui favorisent l’accès à une énergie de qualité, en quantité suffisante, et à des prix abordables déterminés en fonction des niveaux de revenus des différentes catégories de population, doit s’accompagner de la mise en place d’aides, que ce soit pour favoriser l’accès des catégories les plus vulnérables aux sources d’énergie ou pour leur donner la possibilité d’acquérir des équipements modernes et efficaces permettant, d’une part, de réduire leur niveau global de dépenses énergétiques, et d’autre part, de contribuer à l’atténuation du changement climatique au moyen de ce processus de remplacement technologique.

Afin de permettre l’analyse et l’étude de chacune de ces questions, il est nécessaire de disposer de données pertinentes. C’est pourquoi doit être défini un ensemble d’indicateurs pour fournir ces données, au moyen notamment d’une approche orientée sur les inégalités sociales et de genre en matière d’accessibilité, d’utilisation et/ou de consommation énergétiques. Cette proposition se fonde sur des informations provenant de 10 pays de la région Amérique latine et Caraïbes où est analysé un ensemble de sources statistiques mises à jour.

 

5. Mesurer la précarité énergétique

Sur la base de l’expérience acquise par les organisations internationales, il est possible de retenir trois approches principales pour mesurer la précarité énergétique[18].

  • La première approche consiste à mesurer un seuil de précarité énergétique, c’est-à-dire à définir un seuil de revenu en-deçà duquel la consommation ou les dépenses énergétiques ne se ressentent pas, ce qui permettrait de déterminer un minimum d’énergie nécessaire à la vie des foyers. Dans ce cas, des enquêtes doivent être menées pour fixer ce point ou ce seuil correspondant à la quantité minimale d’énergie consommée par les foyers.
  • La deuxième approche consiste à utiliser des indicateurs de développement énergétique et à les combiner en un indicateur composite multidimensionnel. L’indice de développement énergétique de l’Agence internationale de l’énergie (AIE)[19] correspond à cette approche. Toutefois, l’indice de développement énergétique, comme tous les indicateurs composites de ce type, permet de classer et de positionner les pays, mais ne permet pas de déterminer un seuil définissant la précarité énergétique. En outre, cela soulève certaines difficultés de mesure et des caractéristiques transversales du service d’approvisionnement en énergie ne sont pas prises en compte.
  • Une troisième approche vise à classer les foyers en fonction de leur consommation énergétique. L’initiative Global Tracking Framework (GTF, Cadre de suivi mondial), mise au point par la Banque mondiale[20], s’inscrit dans cette perspective. Il s’agit ici de rechercher une définition de la précarité énergétique visant à dépasser l’approche binaire de l’accès aux services énergétiques. Un cadre méthodologique à plusieurs niveaux est ainsi mis en place (multi-tier approach) dans lequel plusieurs facteurs sont définis pour déterminer l’accès aux services énergétiques modernes. Dans le cas de l’accès à l’électricité des foyers, l’étude peut porter sur la manière dont l’accès à l’électricité est amélioré en fonction de plusieurs facteurs, parmi lesquels la capacité fournie (mesurée en Watts ou Wh par jour), la disponibilité (nombre d’heures d’accès par jour), la fiabilité (nombre d’interruptions de service par semaine), l’accessibilité (coût du forfait standard), la qualité du service, la légalité (modalités de paiement du service), les effets sur la santé, la sécurité et la simplicité d’utilisation. En outre, l’accès à l’électricité n’est pas uniquement étudié au niveau des foyers, mais aussi pour les besoins de production et des infrastructures publiques (établissements de santé et d’enseignement, éclairage public, bâtiments publics et collectifs). Pour mesurer l’accès des foyers aux appareils de cuisson modernes, le Cadre de suivi mondial propose d’avoir recours à des facteurs tels que les effets sur la santé (morbidité respiratoire due à la pollution intérieure), la simplicité d’utilisation (en fonction du délai de collecte du combustible et du temps de cuisson), la sécurité, l’accessibilité (prenant en compte les dépenses en appareils de cuisson et en combustible), la performance, la qualité et la disponibilité. En outre, le Cadre de suivi mondial propose un modèle destiné à évaluer l’accès aux solutions pour se chauffer. En utilisant ainsi plusieurs indicateurs et seuils en fonction de chaque volet thématique, l’objectif est de saisir l’aspect multidimensionnel inhérent à la consommation énergétique et de pouvoir assurer un suivi des mesures appliquées dans le pays concerné.

Des cadres distincts, à plusieurs niveaux, sont définis pour chacun de ces éléments, ce qui nécessite une quantité importante d’informations. Les principaux avantages de l’approche du Cadre de suivi mondial sont les suivants :il est très complet, permet la mise au point d’objectifs et peut être utilisé pour comparer des lieux différents et observer les évolutions au fil du temps. Toutefois, il s’agit d’une approche très complexe qui requiert une quantité immense de données et dont la compilation peut être difficile.

Certains auteurs[21] présentent d’autres approches pour mesurer la précarité énergétique, parmi lesquelles l’Energy Poverty Multidimensional Index (EPMI), l’Energy Poverty Index, le Multidimensional Energy Poverty Index ou les Necesidades absolutas de energía.

Dans le rapport pour l’OLADE, il est proposé d’élaborer un système d’indicateurs mesurant l’accès à l’énergie orienté sur les inégalités sociales et de genre. Il ne s’agit pas d’observer l’une ou l’autre des trois approches mentionnées pour mesurer la précarité énergétique, mais plutôt de les alimenter. L’objectif n’est pas de formuler une nouvelle approche supplémentaire. Il s’agit surtout de proposer une liste essentielle d’indicateurs sur la base d’un ensemble d’enquêtes déjà existantes sur les ménages, les revenus et leurs dépenses en vue de traiter ces informations et d’en tirer parti aussitôt que possible. Les indicateurs proposés ont avant tout vocation à servir de sources d’informations et à contribuer à alimenter systématiquement ces trois approches possibles pour mesurer la précarité énergétique. Néanmoins, le but est aussi de fournir un outil d’évaluation et d’analyse pour mesurer les politiques combinant les dimensions sociales et techniques rarement prises en compte conjointement dans le cadre de l’élaboration des politiques énergétiques.

Par ailleurs, compte tenu des divergences ou des différences entre les questionnaires des enquêtes sur les ménages, les revenus et les dépenses selon les pays, il est souhaitable, à l’issue du type d’étude proposée, et sur la base de l’analyse des réponses aux enquêtes permettant de compiler un ensemble d’indicateurs, de pouvoir contribuer au débat et à la coordination nécessaire entre les différents bureaux de statistiques des pays de la région. L’objectif serait que l’ensemble de ces bureaux puissent disposer de questionnaires harmonisés, ce qui permettrait l’obtention d’indicateurs agrégés, les plus comparables possibles, concernant l’accessibilité financière à l’énergie et la précarité énergétique, dont les calculs pourraient être systématiquement effectués, à long terme et de manière durable.

Pour en savoir plus sur les propositions et leurs mises en œuvre, les lecteurs pourront se reporter au rapport en langue espagnole sur le lien suivant : http://www.olade.org/documentos-de-olade/

 

Notes et références

[1] Objectif de développement durable numéro 7 : https://www.un.org/sustainabledevelopment/fr/energy/

[2] Les deux organisations internationales ont été chargées par la présidence du G20, exercée par l’Argentine en 2018, de réaliser une étude qui a servi à alimenter les travaux du Groupe de travail sur les transitions énergétiques (G20 Energy Transitions Working Group). Cette étude (BID-OLADE, 2018) proposait une analyse des niveaux d’accès à l’énergie dans les pays d’Amérique latine et des Caraïbes ainsi qu’un programme d’action volontaire pour favoriser un accès à l’énergie à un prix abordable.

[3] Mentionnées plus loin.

[4] CEPAL,Contribución de los servicios energéticos a los Objetivos de Desarrollo del Milenio y a lamitigación de la pobreza en América Latina y el Caribe, LC/W.281, en collaboration avec le PNUD, le Club de Madrid et la GTZ, octobre 2009(https://repositorio.cepal.org/bitstream/handle/11362/3720/1/S2007029_es.pdf).

[5] Lewis P., Fuel Poverty Can Be Stopped, Bradford, National Right to Fuel Campaign,1982.

[6] Boardman B., Fuel Poverty: From Cold Home to Affordable Warmth, Belhaven Press, Londres, 1991 (https://books.google.com.ec/books/about/Fuel_poverty.html?id=HwYtAAAAMAAJ&redir_esc=y).

[7] Reddy A., « Energy and Social Issues » dans World Energy Assessment: Energy and the Challenge of Sustainability, édité parle Conseil mondial de l’énergie et le PNUE, New York, 2000 (https://web.mit.edu/D-Lab/Readings/energy2.pdf).

[8] Day R., Walker G., Simcock N., « Conceptualising energy use and energy poverty using a capabilities framework », Energy Policy, volume 93, juin 2016, p. 255-264 (https://doi.org/10.1016/j.enpol.2016.03.019).

[9] González-Eguino M., « Energy poverty: An overview », Renewable and Sustainable Energy Reviews, volume 47, juin 2015, p. 377-385 (https://doi.org/10.1016/j.rser.2015.03.013).

[10] Banque mondiale (BM), Beyond Connections: Energy Access Redefined, ESMAP Technical Report 008/15, juin 2015 (https://openknowledge.worldbank.org/handle/10986/24368).

[11] Organisation mondiale de la santé (OMS), Energíadoméstica y salud. Combustibles para una vida mejor, Organisation mondiale de la santé, Genève, 2007 (https://www.who.int/airpollution/publications/fuelforlife_es.pdf).

[12] Organisation mondiale de la santé (OMS), Global HealthRisks:Mortality and Burden of DiseaseAttributable to SelectedMajor Risks, Organisation mondiale de la santé, Genève, 2009 (https://www.who.int/healthinfo/global_burden_disease/GlobalHealthRisks_report_full.pdf).

[13] Khandker R.S., Samad H.A., Ali R. &Barne D.F., Who Benefits Most FromRural Electrification? Evidence in India, Policy Research working paper, n°WPS 6095, Washington, D.C., Banque mondiale, juin 2012 (documents.worldbank.org/curated/en/374171468331748897/pdf/WPS6095.pdf).

[14] Bertinat P.,Transición energética justa. Pensando la democratización energética, Fondation Friedrich Ebert, décembre 2016, ISBN 978-994-8488-9-4 (library.fes.de/pdf-files/bueros/uruguay/13599.pdf).

[15] CEPAL,Contribución de los servicios energéticos a los Objetivos de Desarrollo del Milenio y a la mitigación de la pobreza en América Latina y el Caribe, LC/W.281, en collaboration avec le PNUD, le Club de Madrid y la GTZ, octobre 2009(https://repositorio.cepal.org/bitstream/handle/11362/3720/1/S2007029_es.pdf).

[16] CEPAL, La ineficiencia de la desigualdad, document de synthèse de la trente-septième session de la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (CEPAL),LC/SES.37/3-P, 2018 (https://repositorio.cepal.org/bitstream/handle/11362/43442/S1800059_es.pdf).

[17] Bertinat P.,Transición energética justa. Pensando la democratización energética, Fondation Friedrich Ebert, décembre 2016, ISBN 978-9974-8488-9-4 (library.fes.de/pdf-files/bueros/uruguay/13599.pdf).

[18] BID-PNUE, Meeting Challenge, Measuring Progress: The Benefits of Sustainable Energy Access in Latin America and the Caribbean, A Joint Report on Energy Access, 2018(https://publications.iadb.org/publications/english/document/Meeting-Challenges-Measuring-Progress-The-Benefits-of-Sustainable-Energy-Access-in-Latin-America-and-the-Caribbean.pdf).

[19] Voir : https://www.iea.org/media/weowebsite/energymodel/Poverty_Methodology.pdf.

[20] Banque mondiale (BM), « Tracking Progress toward Sustainable Energy for All in Latin America and the Caribbean », LiveWire:A knowledge note series for the energy & extractives global practice, 2014 (https://openknowledge.worldbank.org/bitstream/handle/10986/20256/908880BRI0Box300note0series02014030.pdf).

Banque mondiale (BM),Beyond Connections: Energy Access Redefined, ESMAP TechnicalReport 008/15, juin 2015(https://openknowledge.worldbank.org/handle/10986/24368).

[21] Billi M., Amigo C., Calvo R. et Urquiza A.,« Economía de la Pobreza Energética ¿Por qué y cómo garantizar un acceso universal y equitativo a la energía? »,Economía y Política 5 (2),2019, p. 35-65. (http://www.economiaypolitica.cl/index.php/eyp/article/view/58/63).

D'autres articles de la même catégorie :

politique énergétique collectivité locale
Toutes les rubriques de ce contenu.
Sommaire