Moyen-Orient : le pétrole au tournant des années 1970

Moyen-Orient : le pétrole au tournant des années 1970. Source : Pixabay

En 2018, le pétrole reste la première source mondiale d’énergie dont plus du quart provient toujours du Moyen-Orient, Arabie saoudite en tête. Cette situation est le fruit d’une histoire commencée entre les deux guerres mondiales et accélérée au début des années 1970. Comment ? Pourquoi ?

Entre le milieu des années 1960 et le milieu des années 1970, le Moyen-Orient est une région assez hétérogène et encore relativement peu peuplée. On peut y inclure 12 pays: l’Irak, la Jordanie, le Liban, la Syrie, l’Arabie Saoudite, Bahreïn, les Émirats Arabes Unis, le Qatar, le Koweït, Oman, le Yémen du Nord et le Yémen du Sud[1] (Figures 1 et 2). S’ils sont majoritairement (mais pas exclusivement) arabes et musulmans, ils sont surtout unis par une histoire, une culture, des caractères sociétaux et une perception du monde et de l’histoire qui leurs sont communs. Le Moyen-Orient ainsi définit est de fait, une région où rien d’important ne peut toucher un pays sans affecter les autres.

Fig. 1 : Quelques indicateurs concernant la région

Tel est le cas de la montée de la question pétrolière durant cette période. Le pétrole devient alors un des grands paramètres structurants aux côtés de la question israélo-palestinienne et du communautarisme religieux. À travers les mutations de la production pétrolière, la question énergétique aura un impact économique, financier, politique voire démographique sur l’ensemble des pays du Moyen-Orient, pays non-producteurs compris, sur les dynamiques régionales et sur les relations de la région avec le reste du monde. Au cours de cette période, la question pétrolière s’est liée à un processus d’émancipation nationale et régionale résumé par la formule « le pétrole arabe aux arabes » alors que, dans un phénomène sans précédent, les revenus du pétrole se sont accrus brutalement et de façon très inégale au début des années 1970. Ce phénomène a logiquement débouché sur des politiques différenciée de gestion de la ressource et d’utilisation de la rente ainsi créée, avec comme question centrale l’utilisation du pétrole comme arme dans le jeu international.

Fig. 2 : Le Moyen-Orient en 1970

 

1. Le pétrole arabe aux arabes

Le contrôle du pétrole du Moyen-Orient et de ses revenus a été au cœur de conflits et de rapports de force intimement liés à l’émancipation d’une région longtemps dominée par les impérialismes turcs puis occidentaux. Le conflit autour de la question pétrolière porte essentiellement sur les objectifs et les modalités de la politique pétrolière et ses dimensions vont évoluer en fonction d’un changement rapide dans les rapports de force[2]. On peut distinguer deux aspects essentiels : le conflit portant sur le contrôle de la production et des prix et le conflit portant sur la stratégie pétrolière et financière dans la lutte des Arabes contre l’impérialisme et les dominations.

La politique pétrolière des États arabes a longtemps été à peu près inexistante, enregistrant en fait les décisions des compagnies (le cartel), avec un facteur de perturbation intro­duit progressivement par ceux qu’on a appelé les indépendants. La période 1960-1970 est marquée par la tentative de l’Or­ganisation des Pays Exportateurs de Pétrole (OPEP), fondée en 1960, et comprenant, parmi ses cinq fondateurs, trois pays arabes de la région (Irak, Koweït, Arabie Saoudite), d’enrayer d’abord la baisse des prix puis, devant l’échec dû aux condi­tions de croissance de la production, d’augmenter les recettes par une modification des redevances et des prélèvements fis­caux (Figure 3). Cette politique a été une réussite dans la limite des objectifs restreints qu’elle se fixait. En fait, les pays producteurs apparaissaient comme de simples collecteurs d’impôts, parvenant à accroitre leurs rentrées financières, mais ils ne remettaient pas en cause la base de leur dépendance : le système des concessions, et maintenaient par conséquent leur dépendance économique. Celle-ci s’accroissait en fait à la mesure même des rentrées fiscales accrues, car les économies des États producteurs étaient de plus en plus dépendantes des flux de revenus pétroliers et de plus en plus vulnérables au chantage de la part des compagnies (Lire : Pétrole : réformes et renégociations du régime de l’amont pétrolier (upstream) au Venezuela et au Moyen-Orient).

Fig. 3 : Réunion de l'OPEP. Source : dmalgerie.com

Deux États de la région vont tenter, à partir du début des années soixante, de développer une politique pétrolière de récupération de la richesse nationale : la Syrie et l’Irak. L’expérience mérite d’être évoquée car elle explique bien l’importance des rapports de force mondiaux et les limites de l’action possible lorsque ces derniers sont défavorables.

La Syrie baasiste est le premier pays arabe qui ait procédé à une expérience de nationalisation totale et d’exploitation par l’État[3]. En I964, les concessions accordées à la firme alle­mande Concordia étaient annulées, et l’industrie du pétrole nationalisée, toute concession étant interdite. En mars 1965, l’Organisme public du Pétrole était chargé de la totalité des activités du secteur pétrolier, de l’exploration à la dis­tribution. La nationalisation était doublée d’une action à l’égard de l‘Irak Petroleum Company (IPC), dont l’oléoduc Kirkouk-Banyas passe par la Syrie : à l’issue d’un conflit qui l’opposait autant à l’Irak qu’à I’IPC, la Syrie, après trois mois de fermeture de l’oléoduc, obtenait en 1967 une augmen­tation de 50 % des redevances (Figure 4). Le conflit devait d’ailleurs rebondir plusieurs fois et se terminer en 1972, lorsque l’Irak nationalisa l’IPC, par la nationalisation des installations de l’IPC en Syrie. L’expérience syrienne a eu une valeur de propagande (les Syriens ont, dès 1967-1968, lancé le slogan « le pétrole arabe aux arabes »), mais son influence a été très marginale, en particulier sur le comportement irakien. Plu­sieurs raisons expliquent ce faible impact. Au moment de la nationalisation, la Syrie n’était pas productrice, et les réserves découvertes étaient peu importantes et de faible qualité (très forte proportion de soufre). La Syrie n’avait donc pas à sur­monter le handicap d’un boycottage éventuel de sa produc­tion. Le cartel n’était d’ailleurs pas concerné (seulement une firme indépendante allemande). La production devait commencer en 1968, après la conclusion de contrats de service avec l’Égypte et des pays de l’Est. La production en 1974 se situe entre 5 et 6 millions de tonnes, pour s’élever à 12 millions de tonnes en 1975. Le pétrole joua un rôle important dans la stratégie syrienne de développement.

Fig. 4 : L'oléoduc de la discorde. Source : Le Blog Finance

L’expérience syrienne était trop marginale pour que les grands du pétrole, compagnies et États, suivent l’exemple. Elle ne suffisait pas, en effet, à lever l’hypothèque ira­nienne qui a pratiquement paralysé toute remise en cause de la domination du cartel sur les États producteurs jusqu’aux tentatives algérienne et libyenne à partir de 1970. On sait que la nationalisation du pétrole en Iran par le docteur Mossadegh en 1951 devait conduire à la fois à un arrêt à peu près total des exportations et à un coup d’État patronné presque offi­ciellement par la C.I.A. américaine, remettant l’empereur sur son trône[4]. Un accord réintroduisait le cartel en 1954 (avec présence américaine dans le nouveau consortium), tout en maintenant le principe de la nationalisation.

L’échec révélait la puissance de contrainte exercée par les intérêts capitalistes, et va expliquer la très grande prudence de la politique ira­kienne. En 1958, lors du renversement de la monarchie, les trois compagnies concessionnaires : IPC, Mossoul PC et Bosrah PC, qui ont tous les trois les mêmes actionnaires (Shell, BP, CFP, le groupe Esso et Mobil, chacun pour 23,75 %’ et Gulbenkian 5 %), ont en concession jusqu’à l’an 2000 la quasi-totalité du territoire irakien : maîtrises totales de la production et de la recherche, elles n’ont qu’à fournir à l’État 50 % de leurs bénéfices (calculés par elles, sur la base d’un prix très faible).

Le gouvernement révolutionnaire entreprend aussitôt de rechercher des solutions moins inégales et, devant l’intransigeance de l’IPC, récupère, en 1961, par une loi devenue fameuse sous le nom de loi n° 80, 99,56 % des zones concédées, mais il s’agissait de zones non exploitées. Pendant plus de dix ans, l’IPC va refuser la spoliation et exercera un chantage sur l’Irak en restreignant le développement de la production, les compagnies membres choisissant d’accélérer la croissance de l’exploitation pétrolière des États plus dociles du Golfe : Qatar, Abou Dhabi, Koweït… L’Irak refuse, dans une conjoncture défavorable, une épreuve de force qu’il a peu de chance de remporter (d’où son opposition avec la Syrie en 1967, la fermeture de l’oléoduc de l’I.P.C. lui coûtant très cher). À la veille de la nationalisation, le pétrole représente 51 % du budget de fonctionnement, 87 % des investissements.

L’Irak met cependant en place les éléments d’une politique de reprise en main le moment venu : création d’une compagnie nationale, l’INOC, en 1964, octroi à celle-ci des concessions récupérées sur I’IPC en 1967, accords de service avec les Soviétiques, ELF-ERAP (France) et d’autres, pour la mise en valeur des gisements du Sud (champ de Roumeila nord), formation d’un personnel irakien qualifié. La réussite des nationalisations algériennes (1970-1971) et la nationalisation par la Libye de intérêts de la BP (novembre 71) prouvent que la situation a changé, que le pétrole nationalisé peut être vendu, que le cartel est, sinon affaibli, tout au moins prêt à déplacer le champ des affrontements. Le 1er juin 1972, l’Irak nationalise l’IPC, mettant en pratique sa doctrine de « récupération des richesses » et de « pétrole pour le développement[5]». Alors que le contentieux consécutif à la loi 80 de 1961 avait traîné indéfiniment, il faudra moins de deux ans pour que I’IPC s’incline et signe l’accord du 28 février 1973, qui marque réellement la fin d’une époque au Moyen-Orient[6] (Figure 5).

Fig. 5 : Le général Abdul Karim Qasim (Kassem) et les auteurs du coip d'Etat. Source : Irak - Les clés du Moyen-Orient

L’IPC est totalement nationalisée, verse une indemnité de 171 millions de livres à l’Irak et recevra de celui-ci 15 millions de tonnes de brut pour clore le contentieux. La Bosrah Petroleum Company est maintenue et s’engage à accroitre sa production de 35 millions de tonnes en 1973 à 80 millions de tonnes en 1976. Très vite, l’Irak va confisquer les parts hollandaises et américaines de la BPC, dont l’INOC détient désormais 38 %. À terme, une participation majoritaire sera envisagée. La CFP recevra, à des prix préférentiels les 23,75 % correspondant à sa part dans l’IPC jusqu’en 1982. L’Irak pourra désormais jeter tout le poids de son exemple face aux autres pays producteurs de la région, les incitant à se dégager de l’influence des compagnies et à récupérer rapidement le contrôle de leur production pétrolière.

Contrairement à l’Irak, les gouvernements des États producteurs du Golfe et celui d’Arabie Saoudite n’ont pas cherché à l’époque, à remettre en cause les principes fondamentaux de l’organisation de la production. L’utilisation du pétrole à des fins de développement ne présente que des perspectives limitées dans ces États peu peuplés. Les régimes conservateurs en place ont donc intérêt à toucher des revenus élevés, mais non à affronter les compa­gnies pour une véritable prise de contrôle. Toute action remet­tant en cause les bases de domination du cartel aurait nécessairement conduit à susciter des réactions de masses dans la région, réactions qui auraient très vite conduit à mettre en question l’existence même des régimes conservateurs (Figure 6). Membres de l’OPEP, ces États vont se rallier à la politique d’augmen­tation des prélèvements fiscaux qui sera menée par celle-ci, puis ils seront parmi les grands bénéficiaires des relèvements de prix prévus par les accords de Téhéran et Tripoli (prin­temps 1971) puis Genève (1972).

Fig. 6 : Le roi Faycal d'Arabie Saoudite en 1972. Source : L’Orient-Le-Jour

Ensuite, le conflit est posé en termes de plus en plus clairs : nationalisations (comme en Algérie, Libye puis Irak) ou prise de participations dans les compagnies productrices. Le changement d’attitude des compagnies à l’égard de la participation est très significatif : hostiles en 1971, elles considèrent comme une victoire l’accord de New York d’octobre 1972, qui prévoit dans l’immédiat une prise de participation de 25 % des États producteurs dans les compagnies concessionnaires. En fait, une telle participation (conduisant à une majorité en 1982 seulement) maintenait les États producteurs dans leur situation d’infériorité, puisqu’elle ne leur permettait pas un contrôle des marchés, condition essentielle pour une maitrise véritable de la production. L’Aramco fut la première compagnie à proposer une participation, et l’Arabie Saoudite et Abou Dhabi ratifièrent très vite l’accord de New York.

À Koweït, l’Assemblée nationale refusait la ratification car, dès 1971, était apparue la nécessité d’un contrôle de la production pour ménager des réserves risquant de s’épuiser rapidement. Les évènements de l’automne 1973 vont contraindre les producteurs du Golfe à une position plus ferme, mais très en deçà des exigences irakiennes (nationalisation immédiate de tous les intérêts américains). Dès lors, les compagnies semblent prêtes à accepter tout de suite une participation à 51 %[7], leur stratégie de contrôle ayant été déplacée. La politique modérée, dont l’Arabie Saoudite s’était instaurée chef de file, tirait profit de l’évolution de la conjoncture énergétique, mais en restant dans l’orbite du capitalisme international qui, en retour, pesait de tout son poids pour le maintien des régimes conservateurs en place. Si l’Arabie Saoudite et les États du Golfe récupèrent leur pétrole, c’est presque sous la contrainte, et en ne sachant trop quel usage en faire.

 

2. L’enrichissement brutal et inégal, une situation sans précédent

 Le flux de revenus d’origine pétrolière vers certains États du Moyen-Orient n’était pas un phénomène nouveau. La pro­duction commerciale a commencé en Irak et à Bahreïn en 1934, en Arabie Saoudite en 1938, à Koweït en 1946… L’opposi­tion du capitalisme pétrolier a entraîné, dès le début, un pro­cessus de rupture, mais, pendant une très longue période, le montant des revenus pétroliers est resté très faible et aléatoire. Prix et quantités étaient soumis à l’appréciation des compagnies (qui imposent, par exemple, en 1959, une baisse de 18 % des prix affichés, une nouvelle baisse identique étant imposée en 1960). Des pays comme l’Irak se voient soumis, pour des motifs politiques, à de sévères restrictions de leur production; le partage de la rente s’est progressivement modifié au profit des producteurs (de 18 % pour les producteurs et 82 % pour les compagnies, il passait a 50-50 en 1960 et 70-30 en 1970)[8] mais cette amélioration était atténuée par la baisse des prix.

On constate donc que, malgré la mythologie des princes de l’or noir qui se développe après-guerre, les revenus pétroliers n’avaient rien de fabu­leux en valeur absolue. Ils paraissaient tels parce que se concentrant sur une minuscule oligarchie qui constituait ainsi des fortunes privées colossales. Rapportés aux 5 millions de Saoudiens par exemple, les 400 millions de dollars touchés en 1961 ne représentent que 80 dollars par tête, les revenus pétroliers irakiens s’élèvent à 35 dollars par tête la même année.

Le phénomène sans précédent est l’accroissement extrêmement brutal de ces revenus au début des années 1970, alors que les bénéficiaires traditionnels ou les nouveaux venus (Abou Dhabi par exemple) ne disposent pas de structures permettant leur utilisation efficace. Le tableau suivant (Figure 7) per­met de constater l’ampleur de la tendance.

Fig. 7 : Revenus des État pétroliers

En moyenne donc, les revenus des États producteurs ont été multipliés par 6,5 et ils approchent les 40 milliards de dollars en 1974 (à titre de comparaison, le budget français pour 1974 représentait l’équivalent de 55 milliards de dollars). Selon certaines hypothèses de l’époque[9], les analystes estimaient que les revenus du pétrole pourraient atteindre jusqu’à 300 milliards de dollars par an en 1980, dont 274 pour les seuls Arabie Saoudite-Koweït­-Abou Dhabi (« le pivot »). Dans les frontières d’alors (encore à peu près inchangées à ce jour), une telle somme concernait un ensemble représentant moins de 10 millions d’habitants, soit une moyenne d’au moins 30 000 dollars par tête. Déjà, en 1974, les 30 milliards de dollars de Koweït, d’Arabie Saoudite et d’Abou Dhabi représentaient plus de 4000 dollars par tête. À côté de cela, le revenu par tête des 5 millions de Yéménites restait d’environ 100 dollars en 1974.

 

3. L’arme du pétrole

Au début des années 1970, le conflit entre producteurs pro­gressistes et conservateurs a porté sur l’utilisation de l’arme du pétrole et le boycottage de certains pays consom­mateurs accusés de donner leur appui à Israël. Un double conflit se développe alors: l’un porte sur les prix, et voit l’Iran rejoindre la position de l’Irak, l’autre porte sur les quantités et l’opportunité d’une réduction de 5 % par mois de la pro­duction.

L’OPAEP[10] décide, le 17 octobre 1973, d’utiliser l’arme du pétrole et porte, le 5 novembre, à 25% la réduction de production à l’encontre des pays ennemis : États-Unis, Portugal, Pays-Bas. En apparence, la solidarité arabe contraint l’Arabie Saoudite à jouer contre les intérêts américains. Paradoxalement aussi, l’Irak s’oppose au boycottage, qu’il considère comme une mesure inefficace, simplement destinée à éluder la question fondamentale : la nationalisation des intérêts américains et le retrait des capitaux arabes placés aux États-Unis[11]. En fait, le boycottage ne sera guère sen­sible dans les pays occidentaux, le pétrole fourni par les autres producteurs compensant la baisse des livraisons arabes et, dès février 1974, il est question de le lever; la décision est prise le 18 mars 1974 à Vienne, la Syrie et la Libye refusent de s’y associer ; le 28 mars, on annonce que l’Arabie Saoudite augmentera sa production de 50 millions de tonnes par an. Parallèlement, dès janvier, le cheikh Yamani, ministre saou­dien du pétrole, qui n’a cessé de prêcher la coopération entre producteurs et consommateurs, déclare que les prix sont trop élevés et qu’il est nécessaire de les faire baisser (Figure 8). L’augmentation de production saoudienne concomitante de la levée de l’embargo pèsera certainement sur les prix; en mars 1974, les milieux de l’OPEP accusent l’Aramco de pratiquer, avec l’accord des Saoudiens, des prix de dumping. […].

Fig. 8 : Cheikh Yamani, l'homme-clé

Mais les stratégies d’utilisation de la ressource pétrolière ne se limitent pas au boycott de 1973. À cet égard, on peut résumer la situation au début des années 70 en distinguant trois cas, et donc trois attitudes dans la région.

L’Irak désire accélérer son développement économique et considère qu’il peut investir des sommes élevées. Il est partisan d’une politique d’expansion de la production et de prix élevés (objectif de 242 millions de tonnes en 1981, à des prix aussi élevés que possible). Ces deux objectifs ne cessent d’être contradictoires que si l’ensemble des pays arabes contrôlent la production et la commercialisation, sinon l’accroissement de production pèse sur les prix. Hors de la région, cette attitude est celle des pays peuplés comme l’Iran ou le Nigeria, l’Algérie ou le Venezuela, dont les intérêts vont, paradoxalement pour certains, dans le même sens que ceux de l’Irak extrémiste.

Le Koweït, avec des réserves limitées, est partisan de prix élevés, mais d’une stagnation ou d’une faible augmentation de la production. Cette position rejoint celle de la Libye qui, dès 1972, a imposé aux compagnies des réductions de production. On annonçait en juin 1974 que l’Assemblée koweïtienne proposait de réduire de moitié la production.

Enfin, l’Arabie Saoudite et les Émirats, notamment Abou Dhabi, disposant de fortes réserves, ne veulent pas qu’un prix trop élevé accélère la recherche d’un substitut au pétrole, et ils sont prêts à augmenter leur production pour ne pas détériorer leurs bonnes relations avec les grands pays consommateurs et rompre l’équilibre économique mondial.

Au conflit sur les prix du pétrole et sur les quantités pro­duites s’ajoute le conflit sur la répartition des revenus pétroliers. On notera que seul l’Irak a proposé d’utiliser l’argent arabe comme une arme, parallèlement aux nationalisations des intérêts américains, lors de la guerre israélo-arabe d’octobre 1973. L’ensemble des pays producteurs a refusé d’utiliser les quelque 22 ou 23 mil­liards de dollars placés dans les pays occidentaux. Là encore, on voit se dessiner plusieurs positions.

L’Irak ne cherche pas à dégager des surplus financiers et veut consacrer aux dépenses requises pour son développement accéléré la totalité de ses revenus.

Koweït a accumulé des réserves importantes, et veut les gérer en fonction de la sécurité et du rendement des utilisa­tions. Il en est de même d’Abou Dhabi et Qatar. La stabilité de ces régimes exige qu’une partie des fonds aide les pays arabes démunis. L’Arabie Saoudite n’a eu, jusqu’en 1972, que de faibles sur­plus : l’accroissement énorme de ses recettes implique désormais le choix d’une politique. La part allant aux pays arabes sera déterminée par leur possibilité de chantage à l’ordre établi, ou les perspectives de rendement qu’ils offriront. Les États pétroliers conservateurs, avec leurs forts revenus et leur faible population, ne peuvent guère concevoir, en l’absence d’une dimension régionale pour leurs projets, qu’une intégration complète dans le système mondial pour leur pétrochimie ou leur future sidérurgie. Or, ils redoutent cette dimension régionale qui ferait apparaitre la disproportion entre leurs revenus et leur population.

Les autres pays de la région devront développer une stratégie de partage, la question fondamentale étant de savoir si elle sera une stratégie d’intégration dans le système capitaliste mondial, ou une stratégie d’affrontement et de répartition sous la contrainte.

Ainsi, les États progressistes préconisent un développement à l’échelle de la région, passant par la récupération des richesses nationales, la constitution « d’une économie nationale diversifiée, intégrée et libérée de tous les liens de dépendance à l’égard de l’étranger[12]». Cet objectif exclut le capitalisme, mais aussi toute dépendance étroite vis-à-vis de lui, et requiert en particulier une diversification de l’économie et le refus d’industries conçues seulement pour l’exportation. On recherchera des accords de spécialisation avec les autres pays arabes.

Les États conservateurs non producteurs (Liban, Jor­danie et accessoirement Yémen) cherchent au contraire à tirer parti au maximum du système mondial pour développer un rôle d’intermédiaire. Ils sont fortement hostiles à des régimes économiques protégeant les industries nouvelles et refusant la spécialisation internationale dictée par les intérêts des grands industriels.

Finalement, au milieu des années 1970, la question pétrolière a démesurément grossi les enjeux économiques, financiers et politiques déjà présents au Moyen-Orient. Elle a aussi considérablement changé la dynamique régionale de développement et les possibilités pour la région de devenir sujet de sa propre histoire. La nouvelle donne pétrolière va alimenter et transformer pour le meilleur ou pour le pire, une réalité régionale déjà complexe et marquée par les influences extérieures, des déséquilibres, des blocages sociétaux, des frontières largement artificielles et la persistance du conflit israélo-arabe.

 


Notes et références

[1] Les deux Yémen seront réunifiés en 1990.
[2] Rappelons qu’il ne saurait être question de procéder ici à une analyse de l’évolution des politiques pétrolières, pour lesquelles on renvoie notamment à. J.-M. Chevalier, Le nouvel enjeu pétrolier, Calman-Lévy, 305 p. On s’attache ici exclusivement aux aspects indispensables à la compréhension des rapports de force dans la région et de leur évolution
[3] Cf. E. SAAB, La Syrie au la révolution dans la rancœur, et J. DUCRUET,
[4] Cf le récit détaillé qu’en fait Claude JULIEN, dans L’empire américain, Grasset, 1968
[5] Cf l’étude de N. SARKIS, « Bilan et perspectives de la nationalisation du pétrole en Irak, Le Monde diplomatique, juillet 1973
[6] On peut trouver le texte de l‘accord dans de nombreuses revues pétrolières, par exemple, Pétrole et Gaz arabes, 16 mars 1973
[7] L’Aramco annonçait le 18 mai 1974 son accord sur une participation de l’Arabie Saoudite à 60 % de son capital, elle suivait en cela Qatar, Koweït et Abou Dhabi.
[8] Le problème est largement exposé par J.M Chevalier, Le nouvel enjeu pétrolier
[9] D’après un rapport de M. WALTER  (?) J. LEVY, conseiller de M. Kissinger, cité dans Le Monde du 30 avril 1974. Ces hypothèses sont extrêmes par rapport aux estimations habituelles.
[10] En 1974, les dix pays membres de I’OPAEP (Organisation des Pays Arabes Exportateurs de Pétrole) sont l’Arabie Saoudite, Koweït, l’Irak, la Libye, l’Algérie, Abou Dhabi, l’Egypte, Qatar, la Syrie, Bahreïn: ils ont produit, en 1972, 740 millions de tonnes de brut
[11] Al Thaura, 18 octobre 1973, cité par Pétrole et gaz arabes, du Ier décembre 1973 : « Les pays arabes producteurs de pétrole ont offert Ie meilleur cadeau à l’impérialisme américain… en faisant avorter l’appel à la nationalisation des intérêts U.S. dans le monde arabe et en se contentant de réduire les exportations de 5 %

[12] Dr Jawad HACHEM, ministre irakien du Plan, in Le Monde diplomatique, juillet 1973

 


Bibliographie complémentaire

 Ce texte est issu d’extraits de Michel Chatelus, Stratégies pour le Moyen Orient. Calman Levy, 1974. Il a été compilé et adapté par Renaud Chatelus qui a également rédigé l’introduction, la conclusion et quelques légères modifications des temps de verbe dans le texte.

 


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