Moyen-Orient : le piège de la rente pétrolière

Moyen-Orient : le piège de la rente pétrolière

Impossible de comprendre les conflits qui continuent de faire du Moyen-Orient la région la plus instable du monde sans remonter aux choix effectués au cours des années 1970 en vue d’utiliser la rente pétrolière massive dont ont bénéficié quelques pays. Nombre de conclusions de l’article sont à bien des égards prémonitoires.


Après le choc pétrolier de 1973, les cartes sont largement redistribuées au Moyen-Orient (Lire : Moyen-Orient, le pétrole au tournant des années 1970). Les bouleversements causés par la marée de pétrodollars touchent les pays producteurs comme les pays non-producteurs dans cet espace où les interconnections politiques, financières, démographiques, historiques, culturelles et sociales sont nombreuses et profondes. C’est donc un nouveau destin, en grande partie structuré autour de la question énergétique et de sa rente, qui se dessine sous les yeux des observateurs contemporains. Plusieurs scénarios sont alors envisageables, jusqu’aux plus optimistes mais c’est essentiellement l’option la plus conservatrice qui l’emportera.

Cette dernière, construite en 1974, repose sur les hypothèses suivantes : l’après pétrole est préparé par la création d’industries modernes à forte intensité de capital et l’accumulation d’actifs immobiliers, financiers et de réserves monétaires, essentiellement dans les pays occidentaux. Chaque État envisage l’avenir dans le cadre de ses frontières de l’époque, la coopération régionale reste limitée et une redistribution minime s’effectue au profit des États non producteurs (Figure 1).

Fig. 1 : Des destins très inégaux en 1970. Source : dreamstime.com

Ces derniers s’efforcent de s’insérer dans ce circuit de redistribution, qui reste largement dominé par des influences extérieures. Ces influences sont en effet prédominantes, la remise en cause du statu quo n’étant le fait que d’une petite minorité d’États, et le processus de récupération étant dirigé par les grands pays capitalistes. Ces interventions extérieures peuvent aussi être utilisées pour imposer le maintien (ou le renversement) de certains régimes en place. Pour l’ensemble de la région, les perspectives de développement sont médiocres et les contradictions nombreuses. Dans un schéma correspondant à cet ensemble d’hypothèses, on pourra distinguer quatre types de situations pour les pays de la région.

 

1. La politique des États pétroliers, sauf l’Irak

Compte tenu de leurs faibles dimensions démographiques, les États pétroliers, y compris l’Arabie Saoudite en raison du volume énorme de ses ressources, ne peuvent en aucun cas utiliser leurs revenus de manière productive dans une optique nationale. On verra donc s’instaurer une économie de rentiers (rente directe provenant désormais de l’exploitation pétrolière, rente indirecte provenant des revenus des placements étrangers). Ainsi, pour l’année fiscale 1972-1973, les revenus d’investissements figurent pour près de 400 millions de dollars dans la balance des paiements du Koweït. Outre les revenus extérieurs, cette économie de rentiers utilise sur place une force de travail essentiellement étrangère, en provenance de la région, du reste du monde arabe ou de l’extérieur, qui met en œuvre une technologie moderne importée.

1.1. La création d’une économie de bien-être

La première exigence est la création d’une économie de bien-être dont bénéficient la totalité des nationaux (et, dans une mesure limitée, les étrangers), qui permet de rendre moins inacceptable l’appropriation de richesses fabuleuses par de petites minorités. Il s’agit d’établir la gratuité (et la qualité) de services publics essentiels : éducation, santé, logement, eau, énergie, et l’ensemble de l’infrastructure. L’État prend, pour l’essentiel, ces services en charge. De plus, par une politique de restrictions concernant, par exemple, l’installation de firmes étrangères, il oblige celles-ci à employer (et rétribuer) des nationaux pour des emplois plus ou moins fictifs, ce qui permet à un certain nombre d’entre eux de bénéficier de revenus élevés (Figure 2).

Fig. 2 : L'opulence des Etats rentiers. Source : thala solidaire.over-blog.com

Le coût de cette économie de bien-être peut être important, notamment en Arabie Saoudite, compte tenu du nombre d’habitants et du très faible développement social atteint jusqu’alors. Le budget de fonctionnement et d’investissements non productifs va donc continuer à augmenter. Les biens de consommation sont importés massivement et, en l’absence de droits de douane (inutiles), leur prix est bas. Les services supposent l’introduction généralisée d’immigrants qualifiés, en attendant la relève par les nationaux (très hypothétique dans le cas des 50 000 Abou-Dhabiens par exemple). Déjà à l’époque, l’éducation à Qatar et à Koweït, est assurée à 85 et 83 % par des immigrants. À long terme, le risque est d’avoir une infrastructure disproportionnée aux besoins et une économie de bien-être ne créant aucune ressource productive. Dans les tout petits États, le nombre de non-nationaux s’accroît beaucoup plus vite que celui des nationaux, dont les privilèges de naissance seront nécessairement de plus en plus contestés.

1.2. Le développement d’activités liées à la disponibilité d’hydrocarbures

Les activités de diversification en dehors de quelques industries liées à la localisation (matériaux de construction, produits alimentaires) sont essentiellement des industries de grande dimension, liées au pétrole et au gaz ou (Arabie Saoudite) à certains minéraux.

On voit donc se multiplier les projets pétrochimiques, les usines de liquéfaction de gaz, les raffineries, et aussi la sidérurgie par réduction directe et la fusion de métal (aluminium) utilisant le gaz très bon marché. Par définition même, de telles industries sont extraverties, puisqu’il n’y a aucun schéma concevable d’effets d’entraînement pour d’autres industries ou pour l’agriculture, compte tenu des dimensions et des problèmes de main-d’œuvre. La pratique générale est la suivante : les contrats « clefs en main » pour des usines de très vaste capacité sont conclus avec des groupes étrangers qui apportent la technologie et ont, en principe, une participation minoritaire ; la « joint-venture » s’impose en effet presque toujours, mais la participation étrangère peut aussi être majoritaire. Pour sa plus grande part, le produit sera exporté, et la présence étrangère paraît un atout précieux pour cette pénétration des marchés[1]. Les pouvoirs publics envisagent de céder leur participation à des intérêts privés nationaux, une fois le projet achevé (Figure 3).

Fig. 3 : Une grande usine dans le désert de Bahreïn. Source : dreamstime.com

Un autre type d’investissement apparaît, lié à la récupération du pétrole : la constitution de flottes pétrolières. Le Koweït, par l’intermédiaire de la compagnie nationale Kuweit Oil Tankers Company  (KOTC) a mis en service son premier navire dès 1959. En 1974, il dispose  de six pétroliers (tous construits au Japon) totalisant 793 000 tonnes de jauge. Mais il a aussi  en commande (livrables entre 1975 et 1977) quatre pétroliers de 300 000 tonnes environ chacun et cinq méthaniers totalisant 405 000 tonnes (tous les cinq en commande à La Ciotat pour 225 millions de dollars). L’Arabie Saoudite (avec sa compagnie Petroship) dispose d’un tanker (moins de 30 000 t) et n’en a que deux en commande. Il faut noter que l’armement maritime est l’un des rares domaines où apparaît une coopération effective entre pays arabes : l’Organisation des Pays Arabes Exportateurs de Pétrole (OPAEP) a en effet créé une compagnie maritime, au capital de laquelle participent tous les États pétroliers, l’Arab Maritime Petroleum Transport Company  (AMPTC), qui a en commande quatre pétroliers de 300 000 tonnes, deux à Brême et deux aux Chantiers de l’Atlantique (coût global : 240 millions de dollars). C’est d’ailleurs aussi dans le domaine maritime que l’on trouve l’autre exemple de réalisation commune : la cale sèche de Bahrein, financée par l’ensemble des membres de l’OPAEP (sauf la Syrie), qui doit être construite par Kawasaki (Japon) pour 100 millions de dollars. Un autre projet de cale sèche pour Dubaï (225 millions de dollars, deux postes pour pétroliers de 500 000 t) est alors à l’étude.

Hors les opérations maritimes, la logique industrielle et financière des opérations entreprises ou envisagées est beaucoup plus celle des firmes consultantes et constructrices que celle du développement de la région d’accueil. De toute façon, de telles opérations ne peuvent être répétées indéfiniment, les accords d’État à État, du type de ceux conclus en janvier 1974 entre la France et l’Arabie Saoudite, ou entre le Japon et divers producteurs, ne peuvent avoir qu’une portée limitée s’ils considèrent de manière indépendante les différents États de la région.

1.3. Une redistribution minimale vers les autres pays de la région

La politique des États pétroliers à l’égard des autres pays de la région est, brièvement résumée, celle d’une redistribution minimale compatible avec les exigences de sécurité ; autrement dit, il s’agit d’une sorte d’assurance-vie, dont les primes devront nécessairement augmenter à mesure que s’accroît la richesse du bénéficiaire.

On verra donc se multiplier les fonds multilatéraux, orientant leurs activités vers des opérations à faible rentabilité économique, et accordant des conditions favorables aux débiteurs, et des fonds bilatéraux, comme ceux du Koweït et d’Abou Dhabi, recherchant davantage rentabilité et sécurité.

La création, à l’initiative du Koweït, d’un fonds de garantie des investissements arabes est significative des réticences des pays pétroliers à investir dans les pays arabes. En réalité, le genre de garantie nécessaire pour qu’un flux important d’investissement se dirige vers les pays arabes de la région et hors de la région (Égypte et Soudan) relève de considérations politiques, plus que financières.

Fig. 4 : Le Koweït investira-t-il en Côte d'Ivoire ? Source : www.koaci.com

Aucun schéma technique, à partir de considérations purement nationales, ne sera jugé satisfaisant, et le flux sera restreint au minimum rendu nécessaire par la pression que peuvent exercer les pays pauvres. Ainsi peut-on analyser la garantie récemment accordée par l’agence monétaire d’Arabie Saoudite à un prêt de 200 millions de dollars d’un consortium bancaire occidental au Soudan et un accord saoudo-soudanais pour une raffinerie et la mise en valeur de la mer Rouge. Il s’agit avant tout de s’acheter (à bon compte) un allié.

1.4. Des placements rémunérateurs et sûrs

L’essentiel des revenus va donc nécessairement s’orienter vers les placements rémunérateurs et sûrs que recherchent les États pétroliers. Les formes essentielles en sont les suivantes :

  • Maintien de réserves monétaires en monnaies locales (dinars koweïtiens, mais aussi livres libanaises) qui satisfont le goût très prononcé des États pétroliers et des particuliers pour la liquidité. Cette accumulation de réserves conduit cependant à une appréciation continue des monnaies arabes et doit donc trouver assez vite sa propre limite.
  • Placements à vue ou à court terme auprès d’institutions financières européennes et surtout américaines. Les avoirs koweïtiens représentent environ un tiers des réserves monétaires britanniques et, après les lourdes pertes dues à la dévaluation (1967), puis la dépréciation du sterling, une garantie de change leur est accordée. Les Saoudiens ont d’énormes dépôts à court terme dans les banques américaines, notamment la Morgan Garanty Trust et la Chase. Là aussi, l’accumulation de réserves liquides (et d’or) ne peut se développer indéfiniment. Les conseillers financiers des États pétroliers s’efforceront de les orienter vers des placements à plus long terme.

La tendance au début est moins à l’investissement boursier qu’à des placements fonciers et immobiliers, soit aux États-Unis, soit en Europe, soit dans de vastes projets de développement touristique animés par des groupes financiers. Le Liban et l’Égypte, d’ailleurs, reçoivent aussi des placements de ce type, qui répondent au goût des prêteurs et vont sûrement se développer. Mais il n’en reste pas moins que la perspective dominante est l’orientation vers des placements boursiers et financiers. Le Cheikh Yamani a ainsi annoncé que l’Arabie Saoudite envisageait de prendre un contrôle partiel de certaines compagnies pétrolières américaines. La Kuweit Investment Company (KIC), à capitaux publics à 51 %, a donné l’exemple et possède les Chantiers de La Ciotat en France, des intérêts importants dans la compagnie aérienne Pan American, dans l’American Express, dans des lotissements en Floride, aux Fidji. Le problème est donc de savoir quelle sera la capacité d’absorption des économies occidentales et leur réaction face à une prise de contrôle par les capitaux pétroliers. […]

Dans le domaine financier on observe des projets de mise à la disposition d’un fonds de type Fond Monétaire International (FMI), d’une partie des disponibilités monétaires notamment de la part de l’Arabie Saoudite. L’idée sous-jacente étant sans doute d’accroître l’influence des pays pétroliers sur le système monétaire international.

En 1974 des analystes estimaient que les investissements mondiaux dans les dix années suivantes atteindraient 1 500 milliards de dollars, les Arabes en finançant entre 35 et 75. Dans ce schéma, bien peu iraient dans la région, moins encore dans les pays arabes hors de la région.

1.5. Les exigences du maintien de l’ordre

Dans le scenario retenu qui repose sur le maintien du statu quo politique, le renforcement des moyens de défense de l’ordre établi joue un rôle essentiel. D’une part, les dépenses d’armement se multiplient, pour constituer des forces armées considérables. En juin 1974, le président Nixon annonçait à Riad que son pays était prêt à accroître ses ventes d’armement, déjà massives, à l’Arabie Saoudite. On avait annoncé, peu avant, que la France négociait des ventes d’armes aux pays du Golfe pour 750 millions de francs. La Grande-Bretagne est aussi grande pourvoyeuse d’armes.

En second lieu, les régimes conservateurs sont prêts à recevoir des appuis extérieurs pour assurer le maintien de l’ordre. Après l’occupation, en 1971, des îlots du Golfe (Tomb et Abu Massa), par l’Iran, ce pays a débarqué des contingents à Oman, sans aucun doute avec l’accord des Saoudiens et l’approbation américaine, pour écraser la rébellion du Dhofar[2]. Les Britanniques restent présents à Oman et participent au blocus contre le Yémen du Sud.

Dès 1974, on pouvait penser que ce type de dépendance ne ferait que se renforcer, à mesure que deviendront plus graves les contradictions entraînées par l’extrême richesse et l’inégalité (Figure 5). Un jeu du pouvoir, avec des pions intérieurs et des interventions extérieures, ne cessera d’agiter la région. Les occasions ne manquent pas : Palestine, Kurdistan, revendications iraniennes, révolution du Dhofar… Le grand jeu bancaire et financier, pour durer, doit rechercher des bases plus solides que l’influence des grandes banques sur quelques monarchies théocratiques.

Fig. 5 : De fortes inégalités régionales. Source : reseauinternational.net

 

2. Les États insérés dans la circulation des richesses

À côté des États pétroliers à propos desquels se posent les problèmes nouveaux et les contradictions les plus vives, on trouve un second groupe de pays : ceux qui peuvent s’insérer dans les processus et en tirer quelque profit: il s’agit de la Jordanie et surtout du Liban.

2.1. La Jordanie

 Aussi longtemps que la Jordanie apparaîtra comme une sorte d’élément de fixation pour les Palestiniens, et une zone-tampon de l’Arabie Saoudite vers le Nord, cette dernière et, partant, les autres États pétroliers, sauf peut-être le Koweït, la soutiendront financièrement et donc  assureront sa survie. Dans le schéma retenu, la Jordanie joue un rôle important, puisque sa disparition remettrait en cause tout l’équilibre régional. Elle recevra donc l’aide suffisante pour l’entretien de son armée, la survie élémentaire de sa population, et même le maintien d’une caricature de régime économique libéral. Tourisme, transit et quelques projets agricoles et industriels peuvent aussi assurer une certaine retombée du pétrole. Seul un règlement palestinien, exigeant l’effacement de la Jordanie, pourrait remettre en cause cette participation.

2.2. Le Liban

Pour ce pays, la situation est plus complexe. En fait, le Liban ne reçoit directement que peu d’argent du pétrole. Toutefois, il bénéficie largement des revenus pétroliers de manière indirecte, par les placements fonciers et immobiliers, les revenus envoyés par les nombreux Libanais travaillant dans les pays pétroliers, les exportations de produits industriels (surtout vers l’Arabie Saoudite) et le tourisme d’affaires qui fait de Beyrouth le lieu d’implantation de nombreuses firmes ou banques travaillant en fait sur le Moyen-Orient et non au Liban. Ce dernier a tout à gagner d’ailleurs à la poursuite du schéma de division sur lequel nous raisonnons, son rôle de plaque tournante étant beaucoup plus évident si la région ne se restructure pas. […] Toutefois les financiers du Golfe, arabes ou occidentaux, peuvent très bien s’abstenir de faire transiter leurs fonds par Beyrouth, qui n’offre aucun des services spécifiques de la place de Londres par exemple. […] Le Liban doit aussi faire face au problème d’un petit pays à grande monnaie qui n’est pas facile à résoudre. De toute façon, le Liban ne peut guère agir directement sur les flux de capitaux, seulement essayer de leur assurer une situation avantageuse.

 

3. Les exclus : Yémen et Syrie

Dans ce processus, les exclus sont avant tout les deux Yémen[3] et, dans une certaine mesure, la Syrie.

La R.A. Yémen, classée par les Nations Unies parmi « les moins développés des moins développés », avec près de six millions d’habitants, un revenu par tête inférieur à 100 dollars et des exportations couvrant 15 % des importations, aurait un besoin urgent d’un effort massif d’investissement pour le développement. En fait, situé hors des circuits de récupération, contrôlé de plus en plus étroitement par l’Arabie Saoudite, ce pays ne peut guère espérer recevoir une partie importante des fonds arabes, sauf pour l’entretien d’une armée à la solde des Saoudiens. Certes, il est, avec le Soudan, le seul pays ayant reçu des dons du Fond Koweïtien de Développement des Pays Arabes (FKDEA), mais pour 508 000 dollars seulement, et les prêts qui lui ont été consentis sont très favorables, mais très limités.

Dans notre schéma, le Yémen continuera à figurer comme un pourvoyeur de main-d’œuvre bon marché pour l’Arabie Saoudite et un instrument contre le régime du Sud. Ce dernier, seul pays à avoir connu une diminution nette du revenu par tête en dix ans, s’efforce de reconvertir une économie tout entière dominée par un port de transit désormais vide. La tâche est presque impossible dans l’état des hostilités de l’époque avec Oman et l’Arabie Saoudite, seul l’Irak apportant une certaine contribution à l’effort d’industrialisation de la R.D. Yémen. Les capitaux arabes cherchent plutôt à étouffer ce régime qu’à lui verser une contribution financière.

Le cas de la Syrie est assez particulier, car ce pays bénéficie de quelques revenus pétroliers (200 millions de dollars pour le transit pétrolier), d’une petite production pétrolière et d’une économie déjà relativement complexe. Cependant, l’expérience syrienne menée jusqu’ici (nationalisme militant, antisionisme, développement par le secteur public) l’a coupée à la fois des pays pétroliers, des modérés arabes, et aussi de l’Irak pourtant idéologiquement proche. La guerre d’Octobre a coûté cher à la Syrie (deux milliards et demi de dollars) et les aides promises ont été longues à venir. Les grands projets de développement, notamment le barrage de l’Euphrate, dont la première tranche a été financée par l’Union Soviétique, ont créé un lourd endettement extérieur et des besoins énormes de financement. Le budget de 1974 s’élève à 1 600 millions de dollars. La Syrie, étant donné sa place au cœur de la région et son vaste potentiel économique, ne peut être laissée hors-jeu, la stabilité de la région passe par sa réintégration et son évolution vers le libéralisme, dans la mesure où elle n’a pas par elle-même les moyens de suivre la voie irakienne et où l’Irak n’est pas disposé à lui fournir ces moyens[4].

 

4. L’Irak à la recherche d’une voie spécifique

Si la Syrie hésite entre deux voies, son régime n’ayant pas les moyens de ses options idéologiques, l’Irak est le noyau dur d’une expérience qui se veut exemplaire pour l’ensemble des pays arabes, à commencer par ceux de la région. Dans le schéma que nous analysons, cette expérience reste isolée et, de ce fait, va engendrer des contradictions croissantes. […] Avec 10 millions d’habitants, 10 millions d’hectares cultivables, 100 millions de tonnes de pétrole, l’Irak peut envisager une utilisation efficiente des six ou sept milliards de dollars de revenus qu’il recevra dès 1974. Certains aspects du projet irakien sont très nets: importance attachée au développement agricole par la voie de projets intégrés, où l’aspect politique et social est introduit à côté de la technique et de l’économie, adaptation de la production pétrolière aux possibilités d’utilisation, développement de la pétrochimie, de la sidérurgie, du raffinage, d’une flotte pétrolière (plus d’un million de tonnes en commande). De nombreux aspects du développement social sont importants (médecine gratuite, législation du travail, niveau de vie satisfaisant des fonctionnaires). L’ensemble du projet industriel, cependant, n’est pas très clair (si on le compare au schéma dégagé par l’Algérie quelques années auparavant). En particulier, les liens entre les diverses industries, la liaison agriculture-industrie, le rôle que doivent jouer les débouchés extérieurs ne font alors pas encore l’objet de choix explicités[5].

En réalité, l’expérience irakienne (et syrienne sous les réserves déjà faites) se heurte à de fortes contradictions, elle aussi, dans ce schéma. Toute planification dans l’optique irakienne doit avoir une dimension régionale, mais aucun autre pays ne veut envisager d’accorder ses plans à ceux de l’Irak. Il lui faut donc aller de l’avant, par des plans pour un seul État, et surdimensionner les projets en fonction des économies d’échelle et des perspectives régionales futures. Ainsi les plans de développement agricole sont explicitement conçus en fonction du déficit alimentaire de l’ensemble de la région.

Cette surdimension des projets contraint à envisager l’exportation d’une part très importante de la production. Cela entraîne, en retour, le choix de technologies correspondant aux exigences des marchés, l’extraversion des projets, la recherche de la « joint-venture » et du « clefs en main ». La vision technocratique du développement risque de s’imposer, au détriment du transfert technologique effectif (qui fait perdre du temps) et d’une véritable articulation sur la mobilisation des ressources humaines, notamment dans l’agriculture.

L’expérience tentée n’a donc de sens que si elle prend une dimension régionale. Hors, à l’époque, l’isolement de l’Irak est accru par l’évolution syrienne. Des projets comme l’oléoduc passant par la Turquie, explicitement conçu comme une précaution contre les sautes d’humeur à Damas, sont très révélateurs de ce genre de conflits. Seule la R.D. Yémen recherche l’aide irakienne. Comme cela semblait être le cas pour l’Algérie, l’Irak aura donc des difficultés pour résister à l’intégration dans un système mondial dominé par les pays industriels, du fait de son large recours aux techniques et aux marchés occidentaux.

 

5. Perspectives et contradictions du schéma de croissance

L’ensemble du schéma présenté débouche sur une accumulation de contradictions. […]. Dans les pays pétroliers, l’accumulation de réserves et d’excédents conduit à des industries somptuaires, une consommation ostentatoire, un surarmement et l’achat progressif d’une partie de l’économie européenne, américaine ou japonaise. Les rentiers doivent utiliser le travail d’un nombre croissant d’immigrés, alors qu’aucun projet intéressant la région ne peut réellement être mis sur pied. […] Il faut donc que ceux-ci trouvent une stratégie permettant une meilleure orientation des fonds et une utilisation moins dangereuse que des placements massifs chez eux. Cette stratégie ne peut être que régionale, arabe, et même à l’échelle du Tiers Monde.

Notons d’ailleurs que ce schéma repose presque intégralement sur le maintien du régime wahhabite en Arabie Saoudite, puisqu’il ne fait pas de doute qu’aucun émirat n’aurait résisté (et ne résisterait aujourd’hui) à la vague de fond d’un changement politique à Riad. Rien n’indique que ce changement soit proche, mais rien non plus ne laissait présager en Libye le coup d’État de l’été 1969. Il était cependant tout à fait envisageable en 1974, que se produise, peut-être à la mort du roi Fayçal, un transfert du pouvoir vers les couches technocratiques nouvelles et que se produisent, dans les Émirats, des changements en faveur de souverains plus modernes, avec l’appui anglo-américain, comme ce fut le cas à Abou Dhabi en 1966 où le sultan trop avare, Shakhbout, fut remplacé par son fils Zaïd, « avec la coopération » du gouvernement britannique, à la demande de sa famille[6], et à Oman où le sultan Saïd Ben Timour, qui laissait se développer la rébellion du Dhofar, fut remplacé par son fils Qabous. Dans ces cas, bien évidemment, rien de fondamental n’a changé. […]

 

Conclusion

Le schéma envisagé ci-dessus en 1974 correspond à un prolongement des tendances et des situations observées au cours des années précédentes. On y trouve en partie l’origine des blocages et crises qui secoueront le Moyen-Orient durant les 40 ans qui suivent, et dans une plus large mesure, l’illustration des risques socio-économiques inhérents aux situations de rente.

 


Notes et références

[1] Il n’est pas possible de fournir une liste, même approximative, des projets conclus, discutés ou simplement envisagés en 1974. On peut citer, en Arabie Saoudite, un projet d’aciérie qui parait assez avancé. Il associe Petromin (organisme public saoudien) pour 51 % deux firmes américaines (Marcona et Gilmore Steel), des Japonais (Nippon Steel) et un groupe germano¬hollandais (Estil) qui apporte la technologie: le procédé de réduction directe par le gaz, Midsex. L’usine (Petromar) produirait 3 millions et demi de tonnes d’éponges de fer (dont 2 seraient exportées) et 1 million de tonnes de tubes, tôles et barres. La capacité pourrait être portée à 10 millions de tonnes. Le coût de l’opération initiale serait de 500 millions de dollars. La construction d’un port (450 millions de dollars) doit accompagner cette opération. Des projets de ce type existent pour la pétrochimie (engrais) dans tous les États et pour la transformation d’aluminium (à Abou Dhabi).

[2] Cf. en particulier Le Monde diplomatique de juin 1974, l’article de J.-P. VIENNOT. Les Iraniens auraient  occupé même une route dans la partie du territoire de Moscate-Oman qui se trouve entièrement enclavée à l’intérieur de la Fédération des Émirats.

[3]Les deux Yemen sont la République arabe du Yemen (R.A. Yemen) ou Yemen du Nord, et la République démocratique du Yemen (RD Yemen) ou Yemen du Sud. Rappelons ici que les deux Yemens seront réunifiés en 1990.

[4] Sur le milliard de dollars promis à la Syrie pour prix de son effort de guerre, 200 millions seulement de dons ou prêts avaient été versés au printemps 1974, c’est-à-dire 50 millions de chacun des pays suivants : Irak, Koweit, Libye, Abou Dhabi. L’Arabie Saoudite ne verse rien, alors que l’Iran offre 150 millions de dollars de crédit.

[5] Le projet de raffinerie de 20 millions de tonnes (construite et financée par les Japonais) est le type même de projet dont la signification est équivoque. S’agit-il d’industrialisation ou d’exportation de la pollution par les pays industriels? A cette question, les dirigeants répondent qu’on peut ainsi vendre le pétrole plus cher, et que le coût du capital est en fait très réduit.

[6] David HOLDEN (1971), « Persian Gulf States « . in The Middle East, a Handbook, ed. par M. Adams, Londres.

 


Bibliographie complémentaire

Ce texte est issu d’extraits de Michel Chatelus, Stratégies pour le Moyen Orient. Calman Levy, 1974. Il a été compilé et adapté par Renaud Chatelus, qui a également rédigé l’introduction, et apporté les ajustements rédactionnels nécessaires dans le texte.

 


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