L’électricité : entre monopole et compétition

L’électricité : entre monopole et compétition

Faut-il introduire de la concurrence dans des secteurs d’activité traditionnellement organisés en monopoles plus ou moins régulés ? En 2004, Marcel Boiteux répondait que, compte tenu des spécificités de l’industrie électrique, il valait mieux ne pas aller au delà du point où la concurrence coûtera plus cher qu’elle ne rapporte.


Les entreprises d’électricité, comme bien d’autres services publics marchands, sont confrontées depuis une dizaine d’années à un puissant courant réformateur. Il s’agit d’introduire les saines disciplines de la concurrence dans des secteurs d’activité où régnaient traditionnellement des monopoles plus ou moins régulés.

C’est vrai, la concurrence a bien des mérites. Que ce soit pour gagner de l’argent, ou simplement pour survivre, une entreprise en compétition est poussée à donner le meilleur d’elle-même : productivité, créativité, dévouement au client, tout le personnel se mobilise pour faire réussir l’entreprise, et celle-ci, alors, trouve aisément des capitaux.

Face à cette vision un peu idéalisée de l’entreprise concurrentielle, les monopoles publics et, pis encore, les services de l’État ont généralement une image moins flatteuse : investissements inconsidérés ou insuffisants, gaspillage des moyens, faible motivation du personnel, attitude arrogante ou indifférente à l’égard du client…

Derrière ces caricatures, reconnaissons-le, il y a souvent du vrai. D’où suit que partout où l’on peut sans dommage faire jouer la concurrence, il faut en profiter. On cassera donc les monopoles, et on transférera au secteur privé les activités qui n’ont aucune raison de rester publiques.

Telle est bien l’idéologie qui a présidé depuis une dizaine d’années à la réforme des services publics. Il semble, toutefois, qu’on ait souvent omis de s’assurer, cas par cas, que le transfert à la concurrence pourrait effectivement se faire sans dommage. Et c’est là que réside le problème, notamment dans le secteur de l’électricité qui nous occupe ici. (Lire : Les marchés électriques, complexité et limites de la libéralisation des industries électriques).

On évoquera brièvement, d’abord, la problématique de la régulation des métiers de l’électricité, pour illustrer ensuite ce propos par quelques exemples de problèmes à résoudre.

 

1. La régulation des métiers de l’électricité

Premier point, la gestion des réseaux électriques relève de la catégorie des monopoles naturels : lorsqu’il s’agit de distribuer deux fois plus de kwh sur cent km2, cela coûte deux fois plus cher si l’on s’y met à deux en doublant le réseau ; mais si l’on reste seul, quelques maillages opérés entre les lignes existantes permettent de doubler la capacité des ouvrages en augmentant seulement les dépenses de moitié. L’avantage d’être seul est donc considérable. Pas question, là, de concurrence. Problème : comment réguler ces monopoles de réseaux, contrôler leurs tarifs, les empêcher de tricher sur la qualité du service, les inciter à investir en temps utile ?

On se heurte déjà, ici, au problème général de la régulation des monopoles. Trois types de solution sont possibles.

Dans le système de l’entreprise publique nationalisée, c’est le patron de l’entreprise qui reçoit de l’État une mission d’intérêt général, et c’est donc lui qui assure la régulation de son entreprise, sous le contrôle des pouvoirs publics. Il y a eu des réussites, mais cela n’a pas donné partout que de bons résultats.

D’où l’idée – deuxième solution – de privatiser l’entreprise et de la placer sous le contrôle d’une autorité de régulation ; mais celle-ci détient alors un pouvoir exorbitant, sans disposer réellement de toutes les informations nécessaires.

Troisième solution, le système de la concession, qui a le mérité de mettre en concurrence les candidats à la gestion du réseau ; mais, quand la durée nécessaire de la concession est longue, des révisions doivent être prévues de temps à autre, qui rendent assez illusoire le jeu initial de la concurrence. C’est clair, on n’a pas encore trouvé la solution idéale.

 Ce qu’on vient de dire pour les réseaux de distribution vaut également pour le grand réseau d’interconnexion et de transport (Lire : L’électricité : éléments essentiels, génération et transport).

En revanche, la production ne constitue pas, elle, un monopole naturel, et sa régulation peut donc être assurée par le marché. Mais la gestion d’un parc de centrales nucléaires gagne à relever d’une autorité unique pour exclure de la compétition le respect des règles de sûreté, veiller à une normalisation suffisante des unités de production, former un personnel interchangeable d’une centrale à l’autre, etc. (Lire : La sureté nucléaire). En revanche, on peut aisément admettre que les autres centrales, plus classiques et moins sophistiquées, bénéficient d’une pleine autonomie pour jouer isolément sur le marché le jeu de la concurrence – étant noté, toutefois, que la possession d’un parc diversifié présente par elle-même des avantages qu’il ne faut pas sous-estimer.

Ainsi, se présente la situation pour les trois niveaux principaux d’activité que sont la grande production, le réseau d’interconnexion et de transport, la distribution.

Le nouveau paradigme, c’est de mettre les producteurs en concurrence, pour vendre à des commercialisateurs[1], eux-mêmes en concurrence, de quoi alimenter la clientèle finale, grande ou petite, à travers les réseaux de transport et de distribution restés monopolistiques.

Mais le cas de l’électricité est un cas tout à fait singulier. Il s’agit d’un bien rigoureusement non stockable, de qualité rigide, avec une élasticité au prix quasiment nulle à court terme, et dont les déplacements – ignorant les mœurs habituelles du transport – ne savent qu’obéir aux lois de Kirchhoff. De plus, les investissements y sont généralement très lourds, les durées d’amortissement très longues et, pour faire face le cas échéant à de fortes pointes aléatoires, il y faut disposer de quelques centrales de production, heureusement plus légères, qui ne fonctionneront qu’une ou deux fois tous les vingt ans. Il s’agit donc là d’une situation très spécifique.

Dans les pays occidentaux, on a eu autrefois l’expérience d’une gestion plus ou moins intégrée des quatre types d’activité – production, transport, distribution, commercialisation –, le cas d’EDF étant l’exemple d’une intégration quasi-totale. Comment cela peut-il fonctionner, avec un produit aussi bizarre que l’électricité, si ce sont dorénavant des liens commerciaux qui doivent être substitués, en tout ou partie, aux liens hiérarchiques qui assuraient la coordination interne de l’entreprise intégrée ?

Les problèmes à résoudre, encore assez mal maîtrisés en Europe, sont nombreux et difficiles. Il est trop tôt, bien sûr, pour porter un jugement définitif sur le nouveau système. D’autant qu’on finira bien par trouver des solutions. Mais à quel prix ? Que l’on songe déjà à la multiplication des interfaces qu’implique la dissociation des diverses fonctions techniques et commerciales ! Le coût de mise en œuvre de la concurrence sera-t-il quand-même moins élevé que les gains à attendre de la compétition ? ou sera-t-il plus élevé, tellement plus élevé qu’il faudra finalement accepter de transiger fondamentalement avec les principes mêmes de la réforme ? Après dix ans d’expérience déjà, le fait nouveau, c’est que la réponse à cette question n’est plus évidente – malgré les dénégations indignées des intégristes de l’économie de marché.

 

2. Quelques problèmes à résoudre

Il reste bien des problèmes à résoudre. On se contentera ici d’en commenter brièvement quelques têtes de chapitre, sans prétendre à l’exhaustivité.

2.1. Les péages de transport

Un consensus semble s’être établi en Europe pour renoncer à suivre l’itinéraire capricieux des kwh allant de la production à la livraison aux grossistes ou aux grands clients. Pour utiliser le grand réseau de transport-interconnexion, l’usager payera un péage forfaitaire – on parle de tarif timbre-poste – indépendant de la distance. Mais, si la distance n’est pas facturée, elle sera gaspillée : les usines d’aluminium quitteront le grand Nord, et la proximité des centrales hydrauliques bon marché qui les alimentent, pour s’installer au voisinage de leurs clients, à Berlin ou à Toulouse. À cela, bien sûr, on remédiera. Mais c’est là l’image extrême de comportements économiquement absurdes qu’il faudra bien maîtriser. Dores et déjà apparaissent des péages de congestion, là où les réseaux sont engorgés, qui limiteront ou éviteront des transports trop lointains pour être économiquement justifiés.

Qu’on le veuille ou non, le tarif timbre-poste ne tiendra pas longtemps dans sa simpliste pureté. En tout cas, dans des pays comme le Brésil où les moyens de production sont fortement différenciés par nature et par régions, il serait tout à fait déraisonnable de renoncer à des péages différenciés, tout au long de l’année, suivant les itinéraires et les sens de parcours.

2.2. La concurrence à la production

L’électricité n’étant pas stockable, son prix varie constamment selon les heures et les saisons. Les bourses européennes de l’électricité le confirment. Théoriquement, c’est à la confrontation permanente entre les offres et les demandes qu’il revient de fixer, heure par heure, la courbe quotidienne des prix tout au long des journées et des saisons ; et cela aussi bien au jour le jour que, à terme, sur la durée des quelques années nécessaires pour que les producteurs prévoient à temps les nouvelles installations à construire, et pour que les clients, eux, sachent où ils vont (Lire : Marchés de l’énergie : prix et régulation).

Ce sera déjà difficile pour un territoire isolé, même avec des courbes quotidiennes très simplifiées. C’est un doux rêve à l’échelle de l’Europe. En fait, l’électricité n’étant pas stockable, la volatilité des prix en bourse est considérable. Les produits dérivés sont rares et instables. Quant aux transactions à terme, elles sont encore si peu nombreuses, et à termes si proches, que le marché européen – utile pour les dispatchers – est peu prévisible pour les clients, et inutilisable pour fonder une politique d’investissements à long terme.On peut certes penser que les choses s’amélioreront avec le temps. Mais il paraît dores et déjà peu probable que l’on puisse compter seulement sur le marché pour assurer durablement la sécurité d’alimentation de l’Europe interconnectée.

Dans un pays encore en développement rapide comme le Brésil, il serait sans doute plus prudent de s’en tenir à la solution de l’acheteur unique : c’est le responsable de l’équilibre offre-demande sur le grand réseau qui met les producteurs en concurrence pour faire face aux besoins quotidiens, et qui lance les appels d’offre pour la construction de nouvelles centrales. Encore ce personnage doit-il détenir quelques moyens pour contrôler autoritairement le pouvoir de marché des compétiteurs dans les périodes de tension où les capacités de production sont proches de la saturation. Il n’y a guère place, dans ce système, pour introduire des commerçants grossistes entre ledit personnage et les grands clients, directs ou revendeurs. En revanche, la possibilité subsiste de mettre en concurrence les revendeurs chargés de la vente au détail (Lire : L’expérience de l’acheteur unique en Italie).

2.3. La clientèle domestique et artisanale

Les grands clients, soucieux de suivre au plus près les cours du marché de l’électricité, tolèrent que leur consommation leur soit facturée à des prix très variables dans le temps. Le client domestique, lui, ne supportera pas la volatilité naturelle du prix de l’électricité. Il exigera et obtiendra des prix stabilisés sur quelques années. Mais on n’aura guère à attendre longtemps pour qu’un commercialisateur  astucieux lui fasse des offres intéressantes durant les bonnes années – celles où une conjoncture économique déprimée, associée à des conditions climatiques favorables, feront effondrer les prix de gros de l’électricité. Ne resteront plus au commercialisateur principal que les mauvaises années, ruineuses.

On voit déjà se profiler une solution : l’exclusivité du commercialisateur principal, client par client, sur une période pluriannuelle. Mais cette période devra être assez longue pour couvrir en probabilité autant de bonnes années que de mauvaises. Autant dire qu’une fois choisi un commercialisateur, le client devra obligatoirement lui être lié pour très longtemps.

Le dilemme est clair : ou bien les clients domestiques, les petits commerçants, les artisans accepteront que la volatilité naturelle des prix de l’électricité leur soit répercutée, ce qui paraît exclu, ou bien le revendeur, qui achète l’électricité en gros sur le réseau de grand transport pour la vendre au détail sur des réseaux de distribution, doit se voir garantir un quasi-monopole sur ses clients.

Mais est-il vraiment impossible d’échapper à la pureté de ce dilemme ? C’est vrai, dans l’impureté, il y a des solutions. Celles-ci consistent, dans leur principe, à entraver suffisamment les choix des clients (par la création de forfaits) et à rendre les termes de ces choix assez obscurs (par la multiplicité des options) ; alors, seuls les irascibles, les naïfs et les spécialistes seront réellement susceptibles de changer de fournisseur. À défaut d’un monopole de droit, on passe ainsi à un quasi-monopole de fait, qui peut contribuer à résoudre le problème. Mais que reste-t-il alors de cette concurrence bénéfique dont la théorie économique nous vantait les mérites ?

 

En conclusion

Ce survol sommaire, et partiel, confirme bien que le cas de l’électricité est un cas très particulier. Il va bien falloir consentir des compromis entre la pureté des principes et la vulgarité des choses de la vie. Et le bon compromis ne sera pas le même partout. Dans les pays en développement, où il faut avant tout de l’initiative et des capitaux, mais où les pressions politiques sont difficiles à maîtriser, la bonne solution ne sera pas la même que dans des pays développés. Et, même parmi ces derniers, il en est où la gestion publique a toujours été désastreuse, et d’autres où elle l’était moins : il faudra bien en tenir compte.

L’heure est maintenant au réalisme.

La concurrence ? D’accord, mais pas plus loin que là où, quoi qu’on fasse, elle finira par coûter plus cher qu’elle ne rapporte. Les travaux de ce séminaire devraient nous éclairer là-dessus.

 


Notes et références

[1] Ce néologisme remplace le terme adéquat de « négociant », pas encore usité pour l’électricité.

 


Bibliographie complémentaire

Cet article reproduit le discours de Marcel Boiteux dans le cadre du séminaire international de Rio de Janeiro, juin 2004. Il est disponible sur le site de l’Académie des sciences morales et politiques : https://academiesciencesmoralesetpolitiques.fr/. Il est repris dans l’Encyclopédie de l’Énergie avec l’accord de son auteur qui en est vivement remercié.


L’Encyclopédie de l’Énergie est publiée par l’Association des Encyclopédies de l’Environnement et de l’Énergie (www.a3e.fr), contractuellement liée à l’université Grenoble Alpes et à Grenoble INP, et parrainée par l’Académie des sciences.

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