Électricité : l’orientation rationnelle des consommations par la tarification

Électricité : l’orientation rationnelle des consommations par la tarification

Père de la tarification de l’électricité au coût marginal, Marcel Boiteux rappelle que parmi les modalités de fixation des prix de l’électricité, une tarification bien construite présente de nombreux avantages, notamment pour orienter rationnellement les choix des consommateurs.


Parmi les méthodes dont on peut user pour inciter les consommateurs à une utilisation rationnelle de l’énergie électrique, les entreprises de distribution d’électricité ont toujours attaché une importance particulière à la tarification.

Sans doute, d’autres modes d’orientation de la consommation, tels que la publicité, les facilités offertes pour l’acquisition de certains appareils d’utilisation, ou, sur un autre plan, les dispositifs de télécommande, peuvent-ils contribuer utilement à une utilisation rationnelle de l’énergie électrique. Mais ces procédés d’orientation gagnent certainement en efficacité lorsqu’ils peuvent s’appuyer sur une tarification convenable de l’électricité.

 

1. Les prix comme facteurs de choix économique

Les choix qui se présentent à l’usager sont en effet de nature très diverse.

Un même besoin peut être satisfait par l’emploi de l’énergie électrique suivant des modalités différentes (opéré systématiquement en heures creuses, le chauffage de l’eau exigera une fourniture d’énergie électrique moins coûteuse pour le distributeur, mais le consommateur devra disposer d’un appareil doué d’une capacité d’accumulation suffisante, et se plier à certaines sujétions). Il convient de faire en sorte que, parmi ces diverses modalités, l’usager choisisse celle qui est, globalement, la plus avantageuse.

Mais ce même besoin peut aussi être satisfait par d’autres formes d’énergie (chauffage de l’eau par appareil individuel au gaz, ou chauffage collectif au charbon, par exemple) : il importe que le choix de l’usager se porte vers celle des formes d’énergie en compétition qui, à service rendu égal, est la moins coûteuse pour la collectivité.

Enfin, faute de pouvoir satisfaire pleinement tous nos besoins, il nous faut faire un choix et déterminer des priorités : motocyclette ou machine à laver par exemple. Ce choix résultera d’un arbitrage entre l’intensité des besoins ressentis et les dépenses nécessaires pour les satisfaire ; de sorte que le prix auquel est vendue l’énergie électrique influera dans une certaine mesure, sur l’importance relative des divers types de consommation individuelle, et, par conséquent, sur le mode de vie des consommateurs. De même, dans l’industrie, certaines fabrications pourront être entreprises si le prix de l’énergie électrique est assez bas — fabrication d’aluminium par exemple — alors qu’elles n’apparaîtront pas justifiées dans le cas contraire.

Ainsi, qu’il s’agisse de décider si l’on fabriquera ou non tel produit industriel, de fixer des priorités entre divers types de besoin individuel, d’opter entre les formes d’énergie qui permettront d’atteindre une même fin, de choisir le mode d’utilisation pratique de la forme d’énergie retenue, dans tous ces cas l’usager s’orientera naturellement vers la solution qui lui paraîtra la moins coûteuse, compte tenu du prix auquel l’énergie électrique lui est offerte.

Le prix apparaît donc comme un facteur important des choix économiques et, par-là, comme un facteur de productivité. Ce n’est cependant pas sa seule fonction (Lire : Marchés de l’énergie : prix et régulation). .

S’agissant de consommation domestique, par exemple, il est certain qu’une baisse de prix équivaut à une augmentation de revenu : le prix joue alors un rôle social, dans la répartition des richesses produites entre les membres d’une collectivité. De même, l’abaissement du prix de l’électricité fournie à une branche particulière d’industrie permet à celle-ci d’alléger d’autant ses dépenses, et peut ainsi favoriser son développement, par augmentation des bénéfices ou diminution des prix de vente.

Mais ces deux fonctions du prix : la fonction productivité et la fonction répartition sont antinomiques : en abaissant artificiellement le prix de l’électricité dans les campagnes pour favoriser le développement des activités rurales, on fausse délibérément les choix de l’agriculteur entre moteur électrique et moteur à essence ; en faisant payer trop cher les grosses consommations domestiques, on défavorise abusivement la cuisine électrique ; et les prix spéciaux accordés à certaines industries peuvent faire apparaître rentables des activités qui coûtent plus cher à la collectivité qu’elles ne lui rapportent.

Il apparaît, à cet égard, que le versement direct de subventions aux industries que l’on veut promouvoir ou aux catégories sociales que l’on veut aider, la taxation des industries dont on veut freiner le développement et la perception d’impôts plus élevés sur les revenus que l’on juge excessifs, sont grandement préférables à toute manipulation des prix ; car ces manipulations engendrent des distorsions qui faussent les choix économiques et nuisent inexorablement à la productivité.

Les effets de cette antinomie entre la fonction-productivité et la fonction-répartition sont souvent sous-estimés. C’est que l’allègement de dépense dont bénéficie l’usager lorsqu’on lui fait un prix de faveur apparaît immédiatement, de sorte que l’effet-répartition est directement intelligible ; tandis que les faux-choix économiques que ces distorsions de prix suscitent ne se font sentir qu’à la longue, et de façon souvent très diffuse : l’effet-productivité est un effet indirect, difficilement mesurable, et dont l’importance — considérable à long terme — est toujours très faible au départ.

L’obligation où sont les entreprises de réaliser des recettes qui couvrent leurs dépenses — que cette règle résulte du jeu des institutions dans l’entreprise privée, ou qu’elle soit imposée à l’entreprise publique — revêt à cet égard une grande importance, dans la mesure où elle impose un lien entre le prix de vente et le coût de revient.

 

2. La vente au prix de revient

C’est, en effet, en vendant au prix de revient que les entreprises assurent une orientation correcte des choix des usagers. Car l’usager choisira toujours, à service rendu égal, la solution qui lui coûte le moins cher ; et la solution qui lui coûte le moins cher sera également la plus avantageuse pour la collectivité si les fournitures qui lui sont faites sont facturées au prix de revient. En effet, si l’électricité est vendue plus cher qu’elle ne coûte, et le gaz moins cher, par exemple, certains usagers préféreront le gaz à l’électricité pour des emplois qui, du point de vue de la collectivité, auraient été satisfaits à un moindre coût avec l’électricité : guidé par de faux prix, l’usager aura choisi la solution la plus coûteuse pour la collectivité en préférant, très naturellement, la solution la plus avantageuse pour lui.

L’alignement des prix de vente sur les prix de revient présente donc un intérêt certain, du point de vue de l’utilisation rationnelle de l’énergie électrique, dès lors qu’une certaine liberté de choix est laissée à l’usager (ou que le choix effectué par l’autorité responsable est fondé sur des considérations de coût).

Encore faut-il s’entendre sur la notion de prix de revient.

Pour avoir une signification économique, le prix de revient doit représenter correctement les dépenses engagées par la collectivité pour assurer la production.

Il comporte donc, tout d’abord, les frais directs d’exploitation : matières, salaires, etc. Le coût des matières utilisées doit d’ailleurs, lui-même, pour être représentatif, refléter le prix de revient de leur production par les entreprises qui les fournissent.

Il comporte d’autre part une charge d’amortissement représentant l’usure technique et économique (obsolescence) des installations utilisées dans le processus de production. Le choix d’un rythme correct d’amortissement pose d’ailleurs des problèmes sur lesquels les économistes se sont souvent penchés. Le Comité de tarification de l’Union internationale des producteurs et distributeurs d’énergie électrique (UNIPEDE) lui a, en ce qui le concerne, consacré quelques travaux qui ont fait l’objet d’un rapport au congrès de Lausanne (1958)[1] .

Mais toute installation représente une immobilisation de capital, une quantité de travail mise en réserve. Ce travail épargné, utilisé dans une autre branche de l’économie, aurait permis d’y améliorer la productivité du travail vif, et aurait contribué ainsi au développement de l’économie : il convient donc de considérer comme un coût l’accroissement de productivité dont on s’est privé, ailleurs, en utilisant le capital, ici, à la production d’électricité.

L’estimation de cet accroissement alternatif de productivité peut se faire de diverses manières. Dans les économies occidentales, elle se traduit sous la forme d’une charge d’intérêt, appliquée à la valeur du capital non amorti, sur la base d’un certain taux, le taux d’intérêt. Le problème que pose le calcul de ces charges d’intérêt qui viennent s’ajouter à la charge d’amortissement, a été examiné également par l’UNIPEDE lors de son dernier congrès à Baden-Baden[2] .

Dans l’acception qui lui est donnée ici, la notion de prix de revient n’exclut pas, d’autre part, une certaine marge bénéficiaire — pour autant qu’elle reste raisonnable — en vue de dégager les sommes nécessaires pour intéresser les dirigeants et les travailleurs de l’entreprise aux progrès de sa productivité, compléter la rémunération du capital lorsque les risques encourus le justifient, ou, si ces bénéfices ne sont pas immédiatement distribués, contribuer au financement des nouveaux équipements de l’entreprise.

Le prix de revient comporte, enfin, des charges fiscales, destinées à rémunérer forfaitairement les services de l’État, ou des collectivités locales. À ces charges fiscales, peuvent être assimilées les taxes (ou subventions) particulières, que les pouvoirs publics sont susceptibles d’instaurer pour traduire sous la forme d’un alourdissement (ou d’un allègement) des coûts de l’entreprise, les charges (ou avantages) non comptabilisées que l’existence de l’entreprise fait peser sur la collectivité.

C’est la somme des charges d’exploitation directes, charges d’amortissement et d’intérêt, marge bénéficiaire et charges fiscales qui constitue le prix de revient pour la collectivité.

Mais le calcul lui-même suppose, pour être significatif, que les divers facteurs de production utilisés par l’entreprise (matières premières, équipements, etc.) lui aient été facturés au prix de revient. L’ensemble du système des prix se trouve ainsi en cause : l’alignement des prix de vente sur les prix de revient est un facteur d’utilisation rationnelle de l’énergie électrique dans la mesure où cet alignement est général dans l’ensemble de l’économie.

 

3. Le prix de revient marginal

Il reste à préciser quelle est la production dont il convient de calculer le prix de revient pour déterminer le prix de vente. À supposer qu’il puisse être correctement défini malgré les séquelles que le passé laisse toujours dans les comptes de l’entreprise, ce n’est pas le coût total de toute la production de l’année qu’il convient de considérer, en vue de calculer un prix de revient moyen.

Car le problème qui est posé lorsqu’un nouveau consommateur se présente (ou lorsqu’un usager envisage d’augmenter sa consommation) est de savoir ce que coûtera à la collectivité cette fourniture supplémentaire. Or, le coût unitaire d’une tranche de production supplémentaire peut être différent du coût moyen de l’ensemble de la production : tel est le cas, notamment, pour la distribution d’électricité, où les phénomènes de rendement croissant sont particulièrement marqués.

Si, en ce mois de mai 1962, le problème qui se posait aux consommateurs d’électricité était de savoir s’ils vont continuer à consommer de l’électricité, ou s’ils vont y renoncer complètement, alors ce serait effectivement l’ensemble de la dépense de production qu’il faudrait considérer. Mais tel n’est pas le cas : il ne s’agit pas d’un problème de tout ou rien, mais de un peu plus ou un peu moins : tel industriel va-t-il améliorer la productivité de sa main-d’œuvre en consommant un peu plus d’électricité ? Tel autre perfectionnera-t-il ses conditions d’électrolyse pour consommer un peu moins d’électricité ? Telle catégorie de consommateurs domestiques décidera-t-elle de développer l’électrification de son foyer en consommant un peu plus d’énergie électrique ?

Dès lors que ce sont des consommations marginales qui sont en cause, ce sont des  prix de revient marginaux qui doivent intervenir pour les orienter.

Le comité de tarification de l’UNIPEDE s’est attaché à l’étude de cet aspect particulier des problèmes de tarification dès l’après-guerre, et un premier rapport fut présenté sur ce sujet au congrès de Bruxelles en 1949[3]. La question n’a cessé, ensuite, d’intéresser le Comité, qui y a consacré de nombreuses réunions et a présenté divers rapports[4]. Il faut d’ailleurs noter que l’unanimité est loin d’être faite sur le sens exact et la portée des principes marginalistes dans la tarification de l’électricité.

La notion de coût marginal a prêté à bien des confusions, sur lesquelles il serait trop long de revenir ici (Lire : Électricité : la vente au coût marginal).

On notera seulement que le coût marginal n’est pas le coût partiel[5]. Le coût marginal est égal au coût partiel dans les périodes — heures creuses, par exemple — où les installations sont nécessairement sous employées. Mais dans les périodes — heures de pointe — où les installations sont normalement saturées (réserve faite des marges de sécurité indispensables pour faire face à des phénomènes aléatoires), le coût marginal est très largement supérieur au coût partiel.

D’autre part, la demande dépend du prix auquel est facturée la fourniture[6]. Ceci est vrai de la quantité annuelle, ou quotidienne, de kWh consommés ; mais c’est encore plus vrai de la forme de la courbe de charge.

Si l’on substituait brusquement à un prix de kWh unique pendant toute la journée, un système de prix différenciés suivant les heures en fonction des coûts marginaux actuellement observés, on serait amené à fixer, pour la période de pointe, un prix extrêmement élevé ; ce prix amènerait les consommateurs à déplacer légèrement leurs horaires de consommation, et une autre pointe apparaîtrait une demi-heure plus tôt, ou plus tard, de sorte que les prix ne seraient plus égaux aux coûts marginaux.

Ce n’est donc pas le coût marginal que l’on observe actuellement qui doit être retenu comme prix de vente, mais celui que l’on observera lorsque la courbe de charge se sera déformée après application des nouveaux prix.

L’application de ces principes a suscité des études qui ont été exposées lors des congrès de l’UNIPEDE[7] . Elle a conduit l’Électricité de France à une tarification de l’énergie électrique livrée en haute tension comportant :

—   outre une prime fixe, proportionnelle à la puissance souscrite,

—   des prix d’énergie différenciés suivant les heures et les saisons (jour, nuit l’été ; nuit, jour, pointe l’hiver).

D’autres rapports présentés au présent colloque par la délégation française exposent comment ces prix ont été calculés, en application du principe marginaliste, et quels ont été les effets observés[8] . On se limitera ici aux questions de principe.

L’effet essentiel attendu d’une différenciation des prix suivant les heures de la journée est d’encourager par des prix bas les consommations d’heures creuses, et d’inciter les consommateurs, par des prix élevés, à limiter leurs consommations de pointe.

De tels déplacements de consommation entraînent en général des sujétions pour les usagers. Ces sujétions peuvent être telles qu’une modification sensible de la courbe de charge soit pratiquement exclue : il ne saurait être question, par exemple, dans les industries mécaniques où l’électricité est l’auxiliaire indispensable de la main-d’œuvre, d’interrompre le travail de jour pour ne faire fonctionner l’usine que la nuit…

Mais certains usages, tels que les fours électriques, peuvent supporter des effacements de puissance notables pendant les heures de pointe et connaître un fonctionnement plus intense pendant la nuit, malgré les dépenses supplémentaires que cela implique pour le fonctionnement des ateliers.

En de telles circonstances, il appartient au chef d’entreprise de faire le bilan des avantages et inconvénients d’une telle solution : si l’économie réalisée sur la dépense d’électricité ne vaut pas les coûts et difficultés que peut susciter une modification de courbe de charge, le responsable de l’usine y renoncera ; et il aura raison puisque l’économie dont la collectivité aurait bénéficié, côté électricité, avec une meilleure courbe de charge est inférieure aux dépenses supplémentaires que, côté usine, la collectivité aurait supportées. Dans le cas contraire, l’horaire de marche de l’usine sera modifié, et l’économie procurée au distributeur d’électricité sera entièrement ristournée au consommateur, qui profitera ainsi de la meilleure productivité dont il aura fait bénéficier la collectivité.

À vrai dire, il n’est pas nécessaire de faire appel aux principes marginalistes pour déceler l’intérêt de prix bas en heures creuses, et élevés en pointe. Au surplus, bien des sociétés pratiquaient déjà des tarifs de ce genre, au moins pour certains usages, avant que la théorie en ait justifié le bien fondé.

Mais la référence aux coûts marginaux a l’avantage de préciser l’exacte mesure dans laquelle de telles différenciations sont justifiées : au lieu de résulter d’appréciations qualitatives plus ou moins arbitraires, les écarts de prix à instaurer entre les différentes périodes de la journée ou de l’année deviennent le résultat d’un calcul. C’est probablement là, en pratique, l’apport essentiel de la théorie marginaliste dans la tarification.

 

4. Prix marginal et équilibre budgétaire

Nous avons noté, précédemment, que le prix marginal peut être différent du prix moyen. S’agissant ici de productions multiples — kWh de nuit, de jour, de pointe, etc. — on observera, d’une façon plus générale, que les recettes de vente au coût marginal peuvent être inférieures (ou supérieures) aux dépenses à couvrir. La question a été examinée lors d’un colloque organisé par l’UNIPEDE, dont le compte rendu figure dans un rapport, déjà cité, présenté au congrès de Rome[9].

Le problème de l’équilibre budgétaire se trouve ainsi posé.

Pour l’économiste — et vu d’une façon un peu étroite — c’est là un faux problème. Le total des dépenses à couvrir est, en effet, largement conventionnel : dans les économies occidentales où l’inflation d’après-guerre a fortement amenuisé les charges financières du passé, le niveau des dépenses à couvrir se trouve dépendre de phénomènes monétaires antérieurs qui n’ont plus aucun rapport avec les problèmes économiques du moment ; il en est sans doute de même dans les économies planifiées, si le défaut de comptabilisation explicite des charges d’intérêt ne permet pas d’asseoir aisément sur la valeur des installations mises en œuvre le prélèvement fait au titre du Fonds d’accumulation.

Pour le sociologue, la règle de l’équilibre budgétaire, malgré son arbitraire, conserve le mérite de constituer un frein aux dépenses abusives, et une incitation à la productivité. C’est là une discipline qui a fait ses preuves, et dont on aurait tort de se libérer avant d’être bien sûr d’avoir trouvé l’équivalent !

Le fait est donc, que les recettes doivent atteindre un certain niveau, qui peut différer de celui auquel conduit la vente au coût marginal. Comment convient-il de concilier ces deux principes lorsqu’ils s’avèrent contradictoires ? Cette question a été examinée lors de diverses réunions du comité de tarification de l’UNIPEDE ; elle est spécialement traitée dans un rapport présenté au congrès tenu à Londres en 1955[10] .

À vrai dire, le problème ne s’est pas encore posé, en pratique, avec beaucoup d’acuité. C’est ainsi par exemple que les barèmes de prix marginaux calculés par l’Électricité de France conduisaient à des recettes très peu inférieures aux dépenses à couvrir : conservant les relativités de prix calculées pour les diverses heures, saisons et tensions d’alimentation, une légère retouche a été apportée en hausse afin d’amener le niveau général des tarifs à la cote désirée.

Mais le problème n’en reste pas moins posé, dans son principe. Entre les deux situations limites consistant, l’une à vendre au coût marginal, quelle que puisse être l’incidence de cette politique sur l’équilibre du compte d’exploitation, l’autre à majorer le coût marginal en fonction de l’élasticité de chaque catégorie de clientèle de manière à réaliser le maximum de bénéfices, se situe toute une gamme de politiques tarifaires possibles entre lesquelles le choix reste incertain. Sans doute existe-t-il une solution théorique à ce problème[11], mais les données numériques manquent pour l’appliquer. L’un des aspects de ce problème qui a suscité le plus de controverse est celui de la discrimination[12]: dans quelle mesure deux fournitures de même coût faites à des usagers différents doivent-elles être facturées au même prix ? Ou peut-il être opportun, dans l’intérêt général, de fixer des prix différents en fonction de l’intensité du besoin ressenti par l’un et l’autre consommateur ? La question reste controversée.

On peut noter en tous cas que, quelle que soit la fin poursuivie, les barèmes de prix marginaux restent la base nécessaire de tout calcul tarifaire ; à la limite, une entreprise qui chercherait seulement à faire le maximum de bénéfice devrait adopter des prix égaux aux coûts marginaux, majorés d’un terme correctif fonction de l’élasticité de la demande ; dans ces calculs, la notion de prix de revient moyen reste, de toute manière, inopérante.

 

5. L’adaptation pratique des tarifs

Les principes marginalistes, plus ou moins corrigés pour tenir compte des exigences budgétaires, conduisent ainsi à construire des barèmes de coûts marginaux différenciés suivant la nature de la fourniture (tension d’alimentation, courbe de charge, garantie de livraison, etc.).

Mais de tels barèmes seraient généralement trop compliqués pour pouvoir être retenus directement comme tarifs. Il convient en effet que la tarification soit assez simple pour être aisément comprise par le public, d’une part, et pour être facilement mise en œuvre, d’autre part.

Une différenciation des prix suivant les heures et les saisons peut se justifier à l’égard de la clientèle industrielle, et des très gros clients domestiques. On ne saurait l’appliquer à la grande masse des petits abonnés basse tension, en raison des coûts de comptage et de facturation trop élevés qui en résulteraient. Des compromis s’avèrent donc nécessaires entre le souci de refléter correctement dans les tarifs le coût de la fourniture, et l’obligation où l’on est, particulièrement pour la petite clientèle, de faire des tarifs simples.

La nature des compromis à réaliser dépend évidemment du contexte socio-économique. On se réfèrera, à cet égard, à quelques rapports présentés au dernier congrès de l’UNIPEDE[13] .

Dans certains pays, la distinction de marchés partiels, correspondant à des catégories de clients ayant des comportements voisins, conduit à faire des tarifs différents par usages, ou groupes d’usages.

La tendance semble être, cependant, d’aller le plus possible vers le compteur unique tous usages, quitte à admettre une légère complication de la tarification : telle fut l’origine des tarifs à tranches, qui jouèrent un rôle important dans le développement des usages de l’électricité. Mais le souci de contrôler la forme de la courbe de charge amène à prévoir parallèlement, au moins pour les heures creuses, des prix spécialement bas.

Le comité de tarification de l’UNIPEDE a, bien entendu, consacré une très large part de ses travaux à ces problèmes pratiques, tant en procédant à des enquêtes sur les tarifs et prix effectivement pratiqués dans les pays membres de l’Union, qu’en étudiant spécialement certains types de tarifs. Il serait trop long de reprendre ici la liste des rapports consacrés à ces sujets, dont on trouvera la nomenclature dans les actes des Congrès.

L’adaptation nécessaire du tarif théorique aux exigences de la pratique amène évidemment à des tarifs apparemment assez différents de ce à quoi conduit, en premier examen, l’analyse des coûts marginaux.

On a voulu montrer que cette analyse n’en constituait pas moins une base précieuse de calcul et d’appréciation de la valeur d’un tarif, quant au rôle qu’il est appelé à jouer pour orienter les consommateurs vers une utilisation plus rationnelle de l’énergie électrique (Lire : Les marchés électriques : complexité et limites de la libéralisation des industries électriques).

 


Notes et références

[1] VL1. L’amortissement et le calcul des coûts de revient.

[2] VIA. L’intérêt et le calcul du coût de revient de l’énergie électrique. Morlat, Bessière : 25 ans d’économie électrique.

[3] VI.5. Les principes généraux de la tarification dans les services publics.

[4] Parmi les rapports traitant de questions générales, on citera notamment : Rome VI.8. La tarification dans les services publics (1952). Rome V1,11. Considérations sur le critérium marginal dans la gestion des entreprises d’électricité (1952). Londres V. Problèmes actuels en matière de tarifs d’énergie électrique (1955).

[5] En entendant, en pratique, par « coût partiel Y>, le coût moyen d’exploitation directe, charges fixes exclues.

[6] Voir notamment les rapports UNIPEDE : Rome VI.6. Contribution à l’étude de l’influence du prix de l’énergie électrique sur la courbe de demande. Rome VI.13. Etude de l’influence des prix sur la courbe de demande et de l’élasticité de cette courbe. Rome VI.15. Considérations concernant la courbe de demande d’énergie électrique.Lausanne VI,3. Elasticité de la demande d’énergie électrique.

[7] Rome VIA. Sur la détermination des prix de revient de développement dans un système interconnecté de production-distribution (52). Baden-Baden VI.2. Analyse des coûts marginaux de livraison (1961).

[8] Rapport 7. FOURNIER, L’utilisation rationnelle de l’énergie électrique fournitures d’énergie partiellement garantie et placement des excédents de production.

[9] Rome VI.8. La tarification dans les services publics

[10] Londres V. Problèmes actuels en matière de tarifs d’énergie électrique.

[11] Voir la revue Econometrica, janv. 1956: Sur la gestion des monopoles publics astreints à l’équilibre budgétaire.

[12] Voir notamment l’Annexe de : Rome VI.8. La tarification dans les services publics (1952). Londres V. Problèmes actuels en matière de tarifs d’énergie électrique (1955).

[13] Baden-Baden VIA. Les marchés de l’énergie électrique. Caractéristiques générales revêtant de l’importance aux fins de la tarification (1961).  Baden-Baden V1.5. Concepts relatifs à la consommation d’énergie électrique dans leur incidence sur les problèmes de tarification (1961).

 


Cet article est la reprise exacte du rapport présenté à un symposium de la Commission Economique pour l’Europe, Varsovie, 1962, puis publié dans l’ouvrage de Morlat G. et Bessière F., études présentées par. (1971). Vingt cinq ans d’économie électrique. Investissements, coûts marginaux et tarifs.  Paris : Dunod, 452 p, pp. 276-285. Marcel Boiteux est vivement remercié d’avoir autorisé la publication de cet article dans l’Encyclopédie de l’Energie.


L’Encyclopédie de l’Énergie est publiée par l’Association des Encyclopédies de l’Environnement et de l’Énergie (www.a3e.fr), contractuellement liée à l’université Grenoble Alpes et à Grenoble INP, et parrainée par l’Académie des sciences.

Pour citer cet article, merci de mentionner le nom de l’auteur, le titre de l’article et son URL sur le site de l’Encyclopédie de l’Énergie.

Les articles de l’Encyclopédie de l’Énergie sont mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution – Pas d’Utilisation Commerciale – Pas de Modification 4.0 International.


D'autres articles de la même catégorie :

autoconsommation collective electricite
histoire energie espagne
Toutes les rubriques de ce contenu.
Sommaire