Les réacteurs à sels fondus

Dans le grand débat sur la sûreté de l’énergie nucléaire, la mise au point de nouvelles filières constitue l’une des réponses. Parmi elles, celle des réacteurs à sels fondus présente un grand intérêt. Ce qui suit permet d’en comprendre les tenants et les aboutissants.

Depuis les années 1950, de nombreux réacteurs nucléaires électrogènes ont été construits (Lire : Histoire de l’énergie nucléaire), parmi lesquels les réacteurs à eau sous pression (Lire : Les réacteurs nucléaires) sont les plus nombreux. Bien d’autres filières ont cependant été étudiées dont certaines continuent de l’être, ce qui est le cas des réacteurs à sels fondus.

1. Considérations générales

Les réacteurs à sels fondus (RSF) utilisent un combustible liquide circulant sous forme de fluorures ou de chlorures fondus. La chaleur d’origine nucléaire, qu’elle soit de fission ou due à la radioactivité, produite dans le combustible est transmise à un autre circuit contenant généralement un autre sel fondu. Un troisième circuit permet la conversion de cette chaleur en électricité.

1.1. Intérêt des combustibles liquides

Dès les années 1960, les ingénieurs de l’Oak-Ridge National Laboratory (ORNL) aux Etats-Unis ont identifié le grand potentiel des combustibles liquides en matière de sûreté intrinsèque et de pilotabilité lorsqu’ils sont utilisés aussi comme caloporteur (fluide chargé de transporter la chaleur). Ces combustibles présentent en effet des caractéristiques très intéressantes :

  • La chaleur de fission est déposée directement dans le caloporteur pour être transportée hors du cœur en quelques secondes alors que, dans un combustible solide, cette chaleur doit d’abord transiter par diffusion à travers des crayons combustibles et de leur gaine avant de rejoindre le caloporteur. La disparition de ce délai permet aux contre-réactions thermiques d’agir très tôt, ce qui stabilise fortement le réacteur. Cette caractéristique peut être mise à profit pour permettre des variations rapides de puissance.
  • Lors d’une excursion importante de réactivité imposée artificiellement, la puissance augmente très rapidement ce qui provoque un échauffement important du combustible. Si ce dernier est liquide, il se dilate et une partie du combustible sort de la zone de haut flux neutronique par l’intermédiaire d’un canal menant au niveau libre. Le combustible devient alors plus transparent aux neutrons ce qui diminue la réactivité et ramène le réacteur dans son état nominal. On montre, par des simulations numériques mais aussi par le retour d’expérience sur un réacteur expérimental critique à combustible liquide, que grâce à cet effet un accident de type Tchernobyl devient physiquement impossible (Lire : Retour d’expérience sur les accidents nucléaires).
  • Dans une situation hors contrôle postulée pour les études de sûreté, le combustible liquide peut être évacué du cœur du réacteur en quelques minutes par une simple vidange gravitaire après l’ouverture d’une bonde d’écoulement. Ceci permet de prévoir un réservoir de vidange d’urgence où le combustible sera refroidi passivement en toute sécurité. Une situation de type Fukushima peut donc être gérée sans même nécessiter l’intervention d’un opérateur, le réacteur se mettant automatiquement en attente d’un redémarrage dans les semaines ou mois suivant l’évènement.
  • L’état liquide du combustible permet des ponctions et ajouts sans arrêt du réacteur. Il est notamment possible de réduire fortement la réserve de réactivité et donc d’éliminer tout risque lié à une telle réserve qui pourrait être libérée brutalement et provoquer un accident.
  • Il n’est pas non plus possible d’injecter de la réactivité par densification du combustible puisque les liquides sont incompressibles.
  • L’état liquide du combustible évite d’avoir à construire et déconstruire des assemblages qui peuvent s’avérer fragiles et complexes à refroidir dans le cas d’un multi-recyclage du combustible.
  • L’utilisation des actinides mineurs, actuellement considérés comme déchets et vitrifiés alors qu’ils peuvent fissionner et donc être utilisés comme combustible, pourrait être simplifiée dans un combustible ne nécessitant pas la fabrication de pastilles et d’assemblages.
  • Enfin, le combustible étant brassé constamment en passant dans des échangeurs de chaleur, il est homogène ce qui rend inutile les plans de chargement complexes pourtant indispensables avec un combustible solide. Les réserves de réactivité deviennent alors inutiles, limitant fortement les initiateurs possibles d’accident.

Toutefois, toutes ces caractéristiques ne sont que potentielles. Seul un choix judicieux du type de liquide et du design du réacteur permet de concrétiser ce potentiel.

1.2. Choix du liquide

Un bon liquide doit respecter plusieurs critères allant de la transparence aux neutrons à la non production de radio-isotopes nocifs en passant par une solubilité suffisante des éléments fertile et fissile, des propriétés physico-chimiques adaptées pour l’évacuation de la chaleur, la stabilité en fonctionnement, le retraitement du combustible et les risques de corrosion. Il s’avère que les sels ioniques fluorures ou chlorures sont de bons candidats pour respecter au mieux ces critères d’où la dénomination de Réacteurs à Sels Fondus (RSF) ou Molten Salt Reactor (MSR).

Le fluor possède plusieurs résonances de diffusions inélastiques des neutrons de quelques centaines de keV, ce qui réduit très fortement le nombre de neutrons à ces énergies. En conséquence, le flux neutronique est moins énergétique et induit beaucoup moins de dégâts aux matériaux de structure, ce qui pourrait s’avérer être un avantage déterminant. Cependant, ceci pénalise fortement le cycle U-Pu qui a besoin de ces neutrons de haute énergie pour assurer une bonne régénération des noyaux fissiles. Les fluorures sont donc plutôt adaptés pour le cycle Th-U. Dans ce cas le meilleur solvant est le LiF avec un eutectique de fusion à 585°C pour environ 22% d’actinides. Puisque le 6Li a une section efficace de capture neutronique très importante tout en produisant de grandes quantités de tritium, il est nécessaire d’utiliser du lithium enrichi à plus de 99,9% en 7Li. Cet enrichissement impose un recyclage du lithium lors du retraitement du combustible.

En considérant l’autre option, les chlorures, le chlore naturel contient 75,77% de 35Cl qui produit, par capture neutronique, du 36Cl radioactif avec une période de 301 000 ans. Comme il est illusoire d’espérer stocker efficacement du chlore sur un temps aussi long, l’usage de chlorure impose un enrichissement à plus de 99% en 37Cl qui, de plus, est bien plus transparent aux neutrons que le 35Cl. Cet enrichissement impose un recyclage du chlore lors du retraitement du combustible. Puisque le spectre neutronique généré par les chlorures possède une composante rapide très importante, les chlorures sont particulièrement adaptés au cycle U-Pu malgré un impact très important sur les matériaux de structure. Dans ce cas le meilleur solvant est le NaCl avec 33% d’actinides et une température de fusion de 500°C. Un fonctionnement à température moins élevé qu’en fluorure est donc possible, ce qui permettrait d’utiliser des matériaux plus classiques et validés tels qu’un acier 316. Les chlorures sont aussi de bons candidats pour l’incinération du plutonium ou des actinides mineurs du fait de ce spectre neutronique très dur, ce qui augmente la proportion de fissions par rapport aux captures pour ces noyaux. Pour ce faire, on pourra rajouter un élément dans le solvant comme du MgCl2 pour pouvoir, en adaptant la concentration en MgCl2, choisir simultanément un volume de cœur et une proportion de plutonium ou d’actinides mineurs.

1.3. Les différents concepts de RSF

Il n’existe pas un seul type de RSF, bien au contraire, selon les buts recherchés, les RSF peuvent se décliner dans diverses configurations. Cela est rendu possible par la grande flexibilité de ce type de réacteur, tant au niveau du design que du pilotage. Les choix possibles concernent le type de combustible, la nature du spectre neutronique, la taille du cœur ou encore la puissance spécifique[1]. Ce qui guide ces choix dépend de ce que l’on attend du réacteur. On peut toutefois distinguer deux grandes classes de réacteurs selon que l’on vise un déploiement massif ou un marché de niche.

1.3.1. Déploiement massif

S’il s’agit de produire massivement de l’énergie au niveau mondial et sur un temps long pouvant dépasser le siècle, il faut être attentif à la disponibilité de la matière fissile. Dans ce cas on recherchera la régénération de la matière fissile à partir des deux seules matières fertiles disponibles que sont l’uranium 238 et le thorium 232.Toutefois, lors du premier démarrage d’un nouveau réacteur il est nécessaire de le charger en matière fissile pour atteindre la criticité. Puisque la seule matière fissile disponible dans la nature est l’uranium 235 ne représentant que 0,72% de l’uranium naturel et que la surrégénération attendue ne sera jamais très importante, il est nécessaire de limiter la charge initiale en matière fissile par unité de puissance produite. Ceci impose de rechercher la plus grande puissance spécifique possible mais un spectre neutronique thermique sera aussi favorable à la limitation de la charge initiale.

Il est important de remarquer que la régénération de la matière fissile impose un retraitement efficace du combustible pour extraire la matière fissile produite et rejeter les produits de fission.

Si le choix se porte sur l’uranium 238 alors seuls les chlorures en spectre neutronique rapide sont raisonnablement possibles. Ce choix permet des températures abordables avec des matériaux classiques comme l’acier-316.

Si le choix se porte sur le thorium, il est préférable d’opter pour les fluorures qui réduisent fortement les dégâts aux matériaux. Un spectre neutronique thermique est alors possible mais, dans ce cas, l’empoisonnement dû aux produits de fission impose un retraitement du combustible très fréquent ce qui peut s’avérer pénalisant. Côté matériaux, l’Hastelloy-N, développé alors, a prouvé son efficacité lors de l’expérience MSRE menée à l’ORNL dans les années 1960.

Dans tous les cas, ce déploiement massif est possible aussi bien avec des réacteurs de puissances pouvant produire plus de 1 GWél que des Small Modular Reactor (SMR) de cent à quelques centaines de MWél. Ce déploiement peut être initié avec le plutonium et les actinides mineurs produits par les réacteurs actuels, ce qui permet de réduire la quantité de déchets finaux (Lire : Les réacteurs nucléaires de faible puissance ou small modular reactor-SMR).

1.3.2. Marché de niches

Pour des applications spécifiques comme le spatial, l’incinération d’actinides issus des réacteurs actuels, la production de radio-isotopes pour la médecine ou la production d’énergie dans des zones isolées, on vise des marchés de niche et alors l’économie de la matière fissile n’est plus un objectif prioritaire. On pourra donc s’orienter vers de petits réacteurs à faible puissance spécifique et à fonctionnement simplifié. Par exemple, ils ne nécessiteraient pas de retraitement sur des temps relativement longs pouvant atteindre plusieurs dizaines d’années, ce qui permettrait de dissocier la problématique du fonctionnement du réacteur de celle du retraitement du combustible.

Les premiers réacteurs à sels fondus de démonstration seront bien évidemment de cette catégorie.

1.4. Historique des RSF

Deux RSF ont déjà fonctionné par le passé à l’ORNL. En 1954, l’armée de l’air américaine souhaitant disposer d’un avion à propulsion nucléaire, un petit réacteur à sels fondus de 2,5 MWth, l’Aircraft Reactor Experiment a été testé au sol pendant une centaine d’heures. Ce type de réacteurs avait été retenu parce qu’en plus d’être compact, son pilotage est flexible et il permet d’amples variations de puissance sur des temps courts ce qui est indispensable pour un avion. Ce test a permis de constater qu’un combustible nucléaire liquide est relativement simple à mettre en œuvre mais que les sels fluorés utilisés avaient tendance à corroder excessivement les matériaux de structure utilisés alors qui étaient en inconel 600.

Après l’arrêt du projet d’avion à propulsion nucléaire les physiciens de l’ORNL ont entrepris d’améliorer leur concept en construisant le Molten Salt Reactor Experiment (MSRE). Ce dernier a fonctionné pendant cinq ans avec une puissance nominale de 8 MWth. Il avait un spectre neutronique thermique grâce à une matrice de graphite dans laquelle circulait le sel fondu. La mise au point d’un alliage à base nickel, l’Hastelloy-N, a permis de résoudre les problèmes de corrosion. Le MSRE a été utilisé avec trois types de fissiles différents : de luranium enrichi, de l’233U et du plutonium, toutefois il n’a jamais contenu suffisamment de matière fertile pour être régénérateur et en particulier il n’a jamais été chargé en thorium. Des essais de variation de puissance sans barre de contrôle ont aussi été effectués avec succès sur le MSRE, démontrant dans un cas réel les excellentes capacités de suivi de charge de ce type de réacteur.

A la suite de cette expérience réussie, les mêmes physiciens de l’ORNL ont développé un concept papier de réacteur de puissance pour la production d’électricité. Il s’agissait du Molten Salt Breeder Reactor (MSBR). Alors que ce projet était stoppé aux Etats-Unis, plusieurs pays ont repris des études sur les RSF dont la France avec le CEA et EDF.

Au tout début des années 2000 et dans le but de vérifier les capacités du MSBR à participer à la lutte contre le changement climatique, une équipe du CNRS basée au Laboratoire de Physique Subatomique et de Cosmologie (LPSC) de Grenoble a entrepris de le réévaluer avec des méthodes de calculs et des moyens informatiques modernes. Des limitations probablement rédhibitoires sont alors apparues :

  • du fait de la grande taille du réacteur, les coefficients de contre-réactions thermiques n’étaient pas très bons et surtout celui lié à la dilatation du combustible était largement positif ;
  • la présence d’une grande quantité de graphite en cœur faisait craindre un grave incendie en cas d’accident ;
  • le retraitement permettant d’atteindre la régénération, de l’ordre de 4 m3 par jour à cause du spectre neutronique thermique choisi et de la grande puissance spécifique, était trop important et donc peu réaliste.

Cela mettait en évidence le fait que, si un combustible liquide a un fort potentiel de sûreté, ce potentiel ne se concrétise pas automatiquement. Il est nécessaire d’être très attentif au design de base. Une étude systématique des configurations possibles pour un RSF a alors montré qu’un spectre neutronique rapide permet de très bien concrétiser ce potentiel. L’équipe du LPSC a alors proposé un nouveau concept basé sur un spectre neutronique rapide qui a été retenu en 2008 pour le policy group du forum international GEN-IV comme le concept de référence pour les RSF et auquel il a donné le nom de Molten Salt Fast Reactor (MSFR).

2. Le MSFR de référence

Depuis 2011, les travaux de recherche sur le MSFR sont soutenus par l’Union Européenne (UE), qui a d’abord mis en place le projet collaboratif Evaluation and Viability Of Liquid fuel reactors (EVOL) d’Euratom avec un budget d’un million d’euros sur trois ans pour étudier le MSFR en collaboration avec le projet Molten Actinides Recycling System (MARS) de Rosatom. En 2015 le projet Safety Assessment of Molten Salt Fast Reactor (SAMOFAR) de 3,5 millions d’euros sur quatre ans a été financé par l’UE dans le cadre du programme Horizon 2020 pour réaliser une étude de sûreté sur le MSFR, puis, fin 2019, a commencé le projet européen SAMOSAFER de quatre millions d’euros sur quatre ans pour étudier le comportement du MSFR en situation accidentelle grave.

Le design décrit dans ce qui suit, considéré comme celui du MSFR de référence, a été celui adopté par tous les partenaires français et européens en début du projet SAMOFAR avec quelques modifications et ajouts provenant des études menées pendant ce projet. Il s’agit d’un réacteur de puissance de 3 GWth régénérateur en cycle Th-U.

Le réacteur comprend trois circuits principaux que sont le circuit combustible entièrement contenu dans la cuve réacteur, le circuit intermédiaire faisant circuler le sel de refroidissement et pouvant être comparé au circuit primaire d’un réacteur à combustible solide, et le circuit de conversion contenant probablement de l’eau supercritique ou du CO2 supercritique et permettant de transformer la chaleur en électricité.

Le réacteur dispose de deux systèmes distincts et redondants de refroidissement passif de secours : le système de refroidissement de secours et le système de vidange d’urgence.

2.1. Circuit combustible

Dans les représentations classiques d’un RSF, le combustible liquide sort du cœur pour passer dans des échangeurs de chaleur et des pompes avant de revenir dans le cœur. Cette configuration pose problème puisqu’il y a un risque certain d’avoir un jour une fuite de combustible, ce qui n’est pas acceptable. Un design, où le circuit combustible est entièrement confiné dans une cuve ne subissant ni effort mécanique ni températures excessives, a alors été proposé. Des secteurs de refroidissement, représentés sur la figure 1, sont accrochés sur le bord intérieur de la cuve laissant libre la partie centrale contenant 9 m3 de sel combustible et correspondant au cœur du réacteur. Ces secteurs comprennent principalement une pompe, un échangeur de chaleur, une couverture fertile ou un réflecteur de neutrons ainsi qu’une protection neutronique pour limiter le flux neutronique au niveau de la pompe et des échangeurs. Ces secteurs sont compacts, ce qui les rend facilement transportables manipulables et remplaçables au besoin (figure 1).

La cuve est fermée par un couvercle étanche comprenant un réflecteur neutronique pour protéger l’extérieur et le niveau libre principal relié à chaque niveau libre des pompes. Les arbres des pompes sont entrainés magnétiquement pour éviter une traversée du couvercle. Un sel, dit « intermédiaire » pénètre dans la cuve pour refroidir les échangeurs de chaleur, ainsi que les parois en contact avec le sel combustible et la couverture fertile.

Fig. 1 : Géométrie intégrée du MSFR comprenant la cuve réacteur et les secteurs de refroidissement. [Source : auteur]

2.2. Système de vidange d’urgence

Le bas de cuve est constitué d’un réflecteur épais et contient des systèmes de vannes actives et passives pour permettre une vidange d’urgence du combustible vers un réservoir configuré pour contenir tout le combustible dans une géométrie fortement sous-critique et pour évacuer passivement la puissance résiduelle[2] afin d’assurer la sûreté à court et long terme du système. Ce réservoir est réversible et permet la récupération du combustible vers les réservoirs de stockage normaux puis le redémarrage du cœur. En cas de dysfonctionnement, ce réservoir de vidange d’urgence est secouru par un core catcher jouant le même rôle qu’un récupérateur de corium d’un réacteur à eau pressurisée (REP). Que le sel combustible soit dans le réservoir de vidange d’urgence ou dans le core catcher, la chaleur est évacuée de façon passive par de l’air en convection naturelle traversant des échangeurs de chaleur d’urgence (UXH) visibles sur la figure 2.

2.3. Système de refroidissement de secours

Cette vidange d’urgence n’est prévue que dans des situations extrêmement peu probables. Dans toutes les situations accidentelles identifiées à ce jour[3], le combustible peut rester dans le cœur grâce à un système de refroidissement de secours passif basé sur la convection naturelle du sel intermédiaire confiné alors dans l’enceinte réacteur (figure 2). Ce système n’est pas totalement passif puisqu’en cas de perte totale de refroidissement, les vannes V1a et V1b doivent être fermées alors que la vanne V2 doit être ouverte. Toutefois, ce système pourrait s’avérer suffisamment fiable pour pouvoir se passer du réservoir de vidange d’urgence et juste se contenter du core catcher, notamment dans des réacteurs de petite taille ou à design simplifié.

 

Fig. 2. Vue schématique des systèmes de refroidissement d’urgence (UHX) et de secours (SHX). Le circuit jaune contient le combustible, le circuit vert contient le sel intermédiaire et les circuits rouge et bleu contiennent de l’air. [Source : auteur]

2.4. Barrières de confinement

La figure 2 est aussi l’occasion de visualiser les différentes barrières séparant le combustible et donc les matières radioactives de l’environnement extérieur.

La première barrière est constituée de la cuve réacteur et des plaques des échangeurs de chaleur intermédiaires (IHX). Pour éviter de percer cette barrière, les arbres de pompes doivent être entrainés par une transmission magnétique. En comparaison à un réacteur à combustible solide, cette barrière est l’équivalent de la gaine combustible.

La deuxième barrière est une enceinte contenant la cuve réacteur et le réservoir de vidange d’urgence s’il existe. Le core catcher est placé à l’intérieur de cette barrière. Cette dernière est percée par les entrées-sorties du fluide intermédiaire et est prolongée par les plaques des échangeurs de chaleur de secours (SHX) et d’urgence (UHX). En comparaison à un réacteur à combustible solide, cette barrière est équivalente à la cuve réacteur dans laquelle on aurait installé le récupérateur de corium.

La troisième barrière est constituée de deux enveloppes. La première, probablement métallique, doit être étanche mais n’a pas besoin de supporter une montée en pression. La deuxième, probablement en béton, sert de protection contre les agressions externes.

2.5. Pilotage

Puisque la puissance de fission est déposée directement dans le caloporteur, un réacteur nucléaire à combustibles liquides peut être piloté directement par l’extraction de chaleur ce qui rend inutile toute barre de commande.

Fig. 3. Suivi de charge de 1 GWth à 3 GWth en 10 secondes. À gauche : évolution des puissances demandées (rouge) et fournies (bleu). À droite : évolution des températures du sel combustible en entrée des échangeurs (vert), en sortie des échangeurs (bleu) et moyenne (rouge)[4].

Dans le principe, si la puissance demandée augmente, le sel combustible est refroidi ce qui provoque une augmentation de réactivité donc une augmentation de puissance et finalement un retour à la température initiale avec une puissance de fission plus importante. Cet ajustement de la puissance de fission avec la demande extérieure se fait en quelques secondes mais entraine des variations de températures non souhaitables dans les échangeurs de chaleur. La solution consiste à provoquer la variation de puissance en modifiant les débits des circuits combustible et intermédiaire. L’étude du fonctionnement normal et accidentel du MSFR a nécessité au CNRS le développement d’outils de simulation uniques au monde prenant en compte les phénomènes physiques spécifiques à ce type de réacteur à combustible circulant. La figure 3 montre la simulation d’un tel suivi de charge pour une puissance thermique passant de 1 GWth à 3 GWth en dix secondes ! Cette souplesse de suivi de charge, c’est-à-dire de modification rapide de la puissance produite, est sans conséquence sur l’intégrité du réacteur. La limitation ne se trouve donc pas au niveau du cœur lui-même mais au niveau du circuit de conversion de l’énergie. Cela permettrait une excellente symbiose dans un mix énergétique comportant une forte part d’énergies renouvelables intermittentes (Lire : L’électricité dans le mix énergétique mondial : dynamique d’évolution et interprétations).

2.6. Accident de sur-refroidissement

Les dernières années ont été en grandes parties consacrées à l’étude de sûreté et du fonctionnement du MSFR et plus particulièrement à la recherche d’un éventuel accident grave identifié comme une situation menant à un rejet massif de radioactivité dans l’environnement (Lire : La sûreté nucléaire).

Un tel accident grave n’a pas encore pu être identifié et la situation la plus préoccupante mise en lumière est un sur-refroidissement massif et brutal du combustible en partant d’un sel combustible neuf ne produisant que 1 kWth de fission par le biais des fissions spontanées. On suppose que le sel combustible est en circulation nominale, cas le plus pénalisant, alors que le sel intermédiaire est à l’arrêt. Suite à une erreur d’un opérateur, le sel intermédiaire est mis en circulation nominale dans un temps très court.

Sur la figure 4, en haut, on observe l’évolution du champ de température dans l’hypothèse irréaliste d’un transitoire instantané. Après quatre secondes, les températures se sont stabilisées et la puissance fournie est de 3 GWth. Sur le bas de la figure 4 est représentée, à gauche, la marge à la criticité prompte pour différentes durées de ce sur-refroidissement. Si le transitoire est suffisamment court, le réacteur passe dans un mode appelé « prompte critique ». Si le combustible était solide, cette situation mènerait à sa destruction et c’est d’ailleurs ce type de pic de puissance qui s’était produit à Tchernobyl. Au centre est représentée la puissance instantanée de fission dans le cœur. On constate bien un pic de puissance allant jusqu’à 20 GWth lorsque le transitoire se produit en une ou deux secondes. Toutefois, à droite, on constate que l’effet sur les températures est suffisamment faible pour qu’aucun effet mécanique ne soit à craindre. Le réacteur encaisse sans souci ce type de variations brutales sans que soit observé d’effet falaise, c’est-à-dire de modification violente de comportement du cœur avec un changement de régime, ce qui est très important et positif du point de vue de l’analyse de sûreté nucléaire.

 

Fig. 4. Accident de sur-refroidissement en partant d’une puissance de 1 kWth et menant à une puissance extraite de 3 GWth. En haut, le champ de température dans le cœur et un échangeur de chaleur pour un transitoire instantané. En bas, la marge à la criticité prompte, la puissance et la température moyenne du combustible lors d’un transitoire d’une durée allant de 0 à 128 s[5].

Bien entendu, il s’agit ici d’études par simulations numériques, mais ce comportement des combustibles liquides est déjà bien connu et des réacteurs expérimentaux ont, par le passé, exploité cette capacité pour réaliser des études d’accidents de criticité. Par exemple le réacteur SILENE du Centre CEA de VALDUC permettait de réaliser régulièrement et de façon volontaire et maitrisée des pics de puissance par sur-criticité prompte dans un réacteur à combustible liquide.

 

3. Les réacteurs à sels fondus à l’international et perspectives

Après des développements principalement aux Etats-Unis dans les années 1950 à 1970, les réacteurs à sels fondus ont fait l’objet d’études ponctuelles et prospectives dans les années 1990 en Russie, en France, au Japon, notamment, sans être suivies de programmes de recherche dédiés. Lors de l’arrivée du CNRS dans le domaine de l’électronucléaire du fait de la loi Bataille, un peu avant 2000, des chercheurs du LPSC Grenoble se sont emparés du sujet comme mentionné précédemment et ont repris des études sur les réacteurs à sels fondus d’une part avec les moyens informatiques actuels et d’autre part avec une approche plus académique, c’est-à-dire plus systémique et prospective, afin de définir les configurations scientifiquement acceptables du point de vue de la physique des réacteurs et de la chimie. C’est ainsi qu’a été conçu le MSFR dit de référence, version optimisée de ces configurations acceptables en tant que réacteur régénérateur en cycle Thorium. Ce réacteur MSFR de référence est depuis étudié au travers de programmes européens (EVOL, SAMOFAR, SAMOSAFER) et nationaux (défi NEEDS en France, notamment).

Des études se poursuivent sur les RSF au CNRS/IN2P3 et ciblent maintenant des versions alternatives (régénérateur en cycle U/Pu, SMR, incinérateur, entre autres) toujours avec cette philosophie de recherches systémiques et prospectives, basées sur la science (physique et chimie) et l’acceptabilité sociétale, en appui aussi avec des approches plus industrielles portées par le CEA, ORANO et Framatome qui montrent un intérêt récent et croissant pour les RSF.

Fig. 5.  Bilan des activités nationales de recherche sur les réacteurs à sels fondus dans le monde. [Source : auteur]

Cet intérêt national est motivé en partie par celui croissant très fortement que l’on observe au niveau mondial, comme on peut le voir sur la figure 5. Ainsi le comité de pilotage RSF du forum Génération IV, initialement constitué de la France et d’Euratom, regroupe maintenant également la Russie, les Etats-Unis, la Suisse et la Chine, plus le Japon et la Corée en observateurs. Un atelier de réflexion et bilan mondial sur le statut de la technologie RSF est en activité depuis 2016 à l’Agence Internationale de l’Energie Atomique (AIEA), seize pays membres de cette Agence ayant manifesté leur volonté d’y participer. Des programmes de recherche conséquents ont été lancés sur le sujet en Chine (laboratoire SINAP à Shanghai, construction d’un démonstrateur initiée en 2019), aux Etats-Unis : financement de quelques millions de dollars par le Department of Energy (DoE) pour le projet MCFR piloté par Terra Power) et en Russie pour un projet d’incinérateur financé par Rosatom. Enfin un nombre conséquent de start-ups (Etats-Unis, Royaume-Uni, Canada) se développent pour proposer diverses variantes de RSF.

Actualisation de mars 2023 : pour aller plus loin sur les réacteurs à sels fondus et les SMR, un papier de Michel Belakhovsky sur l’état de ce secteur en février
2023 : http://confrontations.org/wp-content/uploads/2023/03/Les-reacteurs-nucleaires-SMR-dans-le-monde-Entre-engouements-et-realites-Michel-Belakhovsky-1.pdf

Notes et références

[1] La puissance spécifique est la puissance thermique par unité de volume du combustible

[2] La puissance résiduelle est la puissance générée par la radioactivité du combustible lorsque la réaction en chaîne est arrêtée.

[3] Gérardin D. Thèse de doctorat, 2018.

[4] Laureau A. Thèse de doctorat, 2015.

[5] Laureau A. Thèse de doctorat, 2015.

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