Énergie thermique des mers : histoire et perspectives

Énergie thermique des mers : histoire et perspectives

Depuis les projets cubains de Georges Claude, son plus grand acteur, l’énergie thermique des mers a connu bien des péripéties. Relancée après les chocs pétroliers des années 1970 sous la dénomination d’Ocean thermal energy conversion (OTEC), elle n’est toujours pas parvenue à s’imposer. Mais rien n’est perdu.


Les tentatives passées de démonstration des technologies fondées sur l’énergie thermique des mers (ETM) illustrent bien les difficultés pratiques inhérentes à ce concept. Des efforts de Georges Claude il y a plus de 80 ans aux programmes gouvernementaux qui suivirent les chocs pétroliers des années 1970, l’histoire de l’ETM reste une aventure passionnante mais inachevée. Pourtant, il existe aujourd’hui un certain nombre d’initiatives visant à la réalisation de pilotes qui pourraient enfin établir la crédibilité d’une future exploitation à grande échelle de cette vaste ressource renouvelable.

 

1. Contexte

L’ETM peut se définir comme la production d’électricité à partir d’un moteur thermique qui utilise la différence de température entre deux couches d’eau de mer. Ainsi, son application pratique s’appuie sur des écarts thermiques de l’ordre de 20°C seulement. On trouve généralement une telle ressource stable dans les régions tropicales, entre les eaux situées à la surface de la mer d’une part, et à environ 1 km de profondeur d’autre part (Lire : Énergie thermique des mers : concept et ressources).

Bien que très succincte, la définition précédente contient tous les éléments qui devraient inciter les enthousiastes de l’ETM à la prudence. L’énergie thermique disponible est en effet de piètre qualité (différences de température faibles), ce qui nécessite en contrepartie des débits d’eau de mer importants pour une puissance électrique nette donnée. On doit donc envisager une infrastructure (échangeurs de chaleur, conduites d’eau de mer, pompes) considérable à mettre en place dans un milieu marin de grande profondeur[1]. À titre de comparaison, on peut noter que les fermes éoliennes n’ont pas encore conquis cet environnement en dépit d’une maturité technologique et commerciale très supérieure à celle de l’ETM[2].

Il ne faut pas sous-estimer non plus les problèmes spécifiques liés à la situation des ressources ETM dans les régions tropicales. Même si les conditions météorologiques normales sont plutôt bénignes, voire plaisantes, des températures d’eau de mer élevées permettent aussi à des cyclones dévastateurs de se développer. Seules échappent à ce risque les zones proprement équatoriales, où les tempêtes ne peuvent pas s’organiser en structures circulatoires, et l’Atlantique Sud, où le cisaillement atmosphérique en haute altitude décapite les cyclones naissants. En d’autres termes, les ingénieurs chargés de la conception de centrales ETM n’auraient généralement pas d’autre choix que celui de conditions de survie plutôt sévères.

L’aspect géopolitique est également important, bien qu’il ne soit pas souvent reconnu. Les nations dont les moyens financiers et le niveau de développement technologique permettraient un lancement relativement plus facile de l’exploitation des ressources ETM se situent pour la plupart en dehors des régions tropicales. Il est naturellement difficile de créer une volonté politique suffisante, susceptible d’engager des fonds publics importants, dans ces pays des latitudes moyennes.

 

2. Histoire

L’histoire du développement de l’ETM reflète bien les défis technologiques, financiers et voire politiques inhérents à ce concept. On peut dire qu’elle comprend deux périodes bien distinctes où des projets suffisamment ambitieux furent réalisés sur le terrain. Dans ce qui suit, seules les étapes les plus importantes sont décrites (ainsi, les nombreuses études envisagées, mais restées au stade de la conception, ne sont pas mentionnées)[3]. Du point de vue de l’ingénieur, il est indéniable que l’élément d’une centrale ETM le plus original à concevoir et le plus risqué à mettre en place est la conduite d’eau froide (CEF). En effet, on a affaire à un tube de plusieurs mètres de diamètre, et d’une longueur de l’ordre de 1 km (dans le cas favorable d’une conduite verticale suspendue).

2.1. Les péripéties de Georges Claude

L’histoire de l’ETM est indissociable de celle de son plus grand acteur, Georges Claude (1870-1960). Ingénieur chimique d’une créativité exceptionnelle, Claude développa de nombreux procédés industriels révolutionnaires tels que le stockage de l’acétylène, la liquéfaction de l’air et l’éclairage au néon. Il s’avéra également homme d’affaires accompli et fonda par exemple la société Air Liquide avec Paul Delorme en 1902. Ces succès lui permirent d’acquérir fortune et célébrité. Les mémoires de Claude[4] ainsi que des biographies détaillées[5] mettent bien en relief la vie de ce personnage hors du commun. Convaincu du potentiel énorme de l’énergie thermique des mers, et concepteur en 1926, avec Paul Boucherot, d’un cycle ETM ouvert[6], cet homme d’action dans l’âme était déterminé à tester ses idées en mer à une époque où le génie océanique n’existait pratiquement pas.

Conscient des difficultés qui l’attendaient, et de la nécessité de convaincre les investisseurs potentiels, Claude testa d’abord ses idées en 1928 au bord de la Meuse à Ougrée (Belgique). Ce pilote ETM sans eaux de mer avait accès à la rivière d’une part et aux effluents d’une usine sidérurgique d’autre part. La différence de température de l’ordre de 20°C entre ces réservoirs de chaleur de fortune, mais faciles à contrôler, permirent au système de fonctionner comme prévu en produisant une puissance brute[7] de 60 kW.

Fort de ces résultats très encourageants, Claude entreprit de transférer la centrale d’Ougrée à Cuba, sur les bords de la Baie de Matanzas où il avait repéré un site favorable à l’ETM. C’est là que pendant près de deux ans, l’inventeur tenace allait être testé par plusieurs échecs spectaculaires avant de finalement réussir dans ses tentatives de pose d’une CEF de 1.6 m de diamètre sur plus de 2 km de fonds marins. Inutile de souligner qu’à cette époque, aucun secteur industriel n’avait jamais requis une telle opération en mer. Le récit même de ses aventures à Cuba reste un des chapitres les plus passionnants de l’histoire de l’ETM[8].

Il faut noter que la CEF envisagée était délibérément surdimensionnée et que seul un cinquième du débit d’eau de mer retenu (1 m3/s) était nécessaire au fonctionnement de la centrale. De telles décisions furent prises en raison d’incertitudes quant au réchauffement possible de l’eau de mer profonde dans le tube, qui consistait de sections de tôle d’acier ondulée connectés par des brides et joints de caoutchouc.

Claude essaya à deux reprises d’assembler la CEF à partir de ses éléments flottant sur l’eau : la première fois, dans la Baie de Matanzas, où des conditions de mer défavorables conduisirent à la perte de plusieurs centaines de mètres de conduite ; la deuxième fois le long d’une rivière voisine, le Rio Canimar, où le remorquage final de la CEF complétée se termina mal lorsque la partie centrale s’échoua sur une barre de sable dans l’embouchure du fleuve. Ainsi, après plusieurs mois d’efforts et la perte de deux conduites d’eau froide, Claude se vit contraint de financer lui-même ses travaux ETM en raison de la défection d’autres investisseurs.

Fig. 1 : Section de la CEF de 1.6 m de diamètre en cours d’assemblage à terre

Compte tenu des expériences précédentes, la troisième CEF fut assemblée à terre sur une petite voie ferrée construite perpendiculairement à la côte. Une section de la CEF ainsi conçue est visible sur la Figure 1. Cette solution élégante, encore largement employée aujourd’hui par l’industrie offshore, réduit considérablement les risques d’exposition aux éléments. En effet, le déploiement en mer, par immersion contrôlée de la conduite flottante tirée vers le large et alignée au-dessus de sa position finale, peut être effectué rapidement dans des conditions choisies.

Malheureusement pour Claude, une erreur humaine fatale se produisit lors du déploiement en mer de cette troisième conduite, lorsque son immersion commença à l’extrémité située au large. Un tel scénario inversé endommagea la CEF de manière irréversible. Pourtant, en dépit d’une telle adversité, Claude surmonta sa déception, puisa dans ses ressources financières et mobilisa une équipe découragée pour la construction d’une quatrième CEF. Celle-ci, montrée avant son installation sur la Figure 2, fut mise en place moins de deux mois plus tard. Ce tour de force permit enfin à la centrale ETM de Matanzas de produire une puissance brute qui atteignit 22 kW le 20 octobre 1930.

Fig. 2 : La CEF longue de 2 km avant son installation dans la Baie de Matanzas (Cuba)

La conception même du projet de Cuba n’était pas favorable à une production de puissance nette (surdimensionnement de la CEF, turbine mal adaptée, etc.). D’autre part, il s’avéra que la CEF de 2 km et son manque d’étanchéité ne permirent qu’une différence de température de 14°C entre les eaux de mer utilisées par la centrale[9]. Ainsi, les succès accomplis ne furent pas accueillis avec grand enthousiasme dans les milieux scientifiques et techniques.

Fig. 3 : L’usine ETM flottante Tunisie au large de Rio de Janeiro (Brésil)

Toujours visionnaire, Claude tira de son expérience cubaine une leçon importante. Il réalisa que l’avenir de l’ETM se situait au large, avec des centrales flottantes et des conduites d’eau froide suspendues (verticales). Une fois de plus, pourtant, cette vision ne s’accordait pas avec l’état des connaissances de l’époque. Ceci n’empêcha pas Claude d’essayer. Il envisagea une usine ETM flottante qui produirait de la glace alimentaire au large de Rio de Janeiro[10]. À cette fin, il acheta et équipa un navire de 10 000 tonnes, le Tunisie, visible sur la Figure 3. La conduite d’eau froide de 2.5 m de diamètre serait installée séparément au large à partir d’un flotteur sphérique de 9 m de diamètre, tronçon par tronçon, sur une longueur totale de 650 m. L’exécution de ce procédé révolutionnaire est illustrée sur une photo d’archive (Figure 4). Une fois assemblés, la CEF et son flotteur devaient être légèrement submergés à l’abri des mers fortes.

Fig. 4 : Installation d’une section de la CEF verticale de 2.5 m de diamètre

Les coûts élevés de cette entreprise, qui nécessitait une flottille de sept navires d’assistance et 80 hommes d’équipage, et de trop nombreux problèmes imprévus (météo défavorable, défauts de fabrication, etc.) eurent finalement raison des rêves de Georges Claude en 1935. Il est indéniable que ses efforts définirent le domaine du possible pour l’ETM et ouvrirent la voie de progrès futurs[11].

2.2. Les projets de la fin du 20ème siècle

Les chocs pétroliers de 1973 et de 1979, c’est-à-dire l’augmentation soudaine des prix du pétrole brut à cette époque, eurent de nombreuses conséquences politiques et économiques en raison de la forte dépendance des sociétés industrialisées sur cette matière première exceptionnelle. Les énergies renouvelables bénéficièrent de cette situation, même si l’enthousiasme initial qui accompagna la prise de conscience de la nécessité ultime d’un remplacement du pétrole ne se calmât avec la stabilisation des prix. L’intérêt pour l’ETM, en particulier, connut une renaissance de deux décennies qui se manifesta par un net regain d’activité, principalement aux États-Unis et au Japon. Celui-ci aboutit à des essais en mer qui contribuèrent à avancer nos connaissances des technologies ETM.

2.2.1. Mini-OTEC

En 1977, un consortium d’entreprises américaines[12], avec le soutien du gouvernement de l’État d’Hawaï, lança un projet remarquable qui fut exécuté en temps record (un an et demi seulement à partir de la conception). Un chaland de 32 m, fourni par la marine américaine et rebaptisé Mini-OTEC, servit de plateforme à une petite centrale ETM offshore le long de la côte Ouest de l’île d’Hawaï (Figure 5). La centrale sélectionnée utilisait l’ammoniac comme fluide de travail dans un cycle fermé, et des échangeurs de chaleur à plaques en titane. La conduite d’eau froide de 670 m de long et 0.6 m de diamètre était suspendue à une bouée de surface près de la plateforme, une configuration que Claude avait préconisée pour le Tunisie. Le choix du PEHD (polyéthylène à haute densité) facilita l’installation en mer de cette conduite en lui conférant une faible raideur en flexion. Une puissance nette de 20 kW fut atteinte en 1978 malgré un turbogénérateur et des pompes peu performantes. Ceci constitue toujours un record (en 2014) pour une centrale ETM flottante. Les tests de Mini-OTEC se déroulèrent sur une période d’environ quatre mois, pour 600 heures d’opération.

Fig. 5 : Plateforme ETM Mini-OTEC au large de l’île d’Hawaï – source photo : Luis Vega

2.2.2. OTEC-1

Une autre centrale ETM flottante conçue sous les auspices du ministère de l’Énergie du gouvernement américain (U.S. Department of Energy – DOE) fut déployée à 40 km au large de la côte Nord-Ouest de l’île d’Hawaï en novembre 1980. D’une puissance nominale de 1 MW, elle ne comportait pas de turbine, et donc représenta essentiellement un test des échangeurs de chaleur et de toute l’infrastructure de pompage des eaux de mer chaude et froide pour une configuration ETM offshore. La plateforme choisie était un tanker désaffecté de la marine américaine, rebaptisé Ocean Energy Converter, qui fut réaménagé avec une piscine centrale pour le pompage de l’eau froide profonde.

Trois conduites d’un diamètre de 1.2 m en PEHD furent groupées à terre en un faisceau de près de 700 m de long. À une extrémité, un col de flottaison en mousse syntactique de 6 m de diamètre et 3 m d’épaisseur fut installé, alors qu’à l’autre extrémité, un lest d’environ 30 tonnes assurerait la position verticale du faisceau après sa connexion à la plateforme. Le déploiement du faisceau suivit la procédure proposée par l’équipe de Claude plus de cinquante ans auparavant à Cuba: allongée sur des rails perpendiculaires à la côte, la CEF fut mise à l’eau par simple traction (Figure 6). Elle fut ensuite remorquée en position flottante jusqu’au site d’essai offshore, avant d’être amenée en position verticale par une descente contrôlée. La connexion au navire se fit alors très prudemment avec l’aide de plongeurs spécialisés. Des films d’archive sur ces opérations de génie océanique de pointe à leur époque sont disponibles sur des sites internet publics[13].

Fig. 6 : CEF du projet OTEC-1 (faisceau de 3 tubes de PEHD) en cours d’assemblage dans le port de Kawaihae, île d’Hawaï – Source photo: Luis Vega

En dépit de critiques formulées à son égard, le projet OTEC-1 atteignit néanmoins plusieurs objectifs en quelques mois d’opération, jusqu’en mars 1981. L’ancrage à point unique de la plateforme dans des eaux d’une profondeur de près de 1 400 mètres constitua un record à l’époque. Le déploiement de l’infrastructure offshore et le fonctionnement des échangeurs de chaleur à enceintes en acier et tubes en titane, avec l’ammoniac comme fluide de travail, constituèrent un réel succès. Des mesures de transfert thermique et des essais de prévention de la bio-salissure des tubes d’échangeurs furent effectuées. Lorsque les courants forcèrent l’angle relatif entre la plateforme et le faisceau des conduites d’eau froide à atteindre la tolérance permise par le cardan d’attache, l’Ocean Energy Converter fut détaché de son point d’ancrage et le système ETM fonctionna ainsi en errance, sans problème particulier. Le rejet des effluents d’eau de mer chaude et froide mélangés, d’un débit de l’ordre de 10 m3/s, à partir d’un simple orifice situé sous la coque du navire, produisit un panache dont la signature thermique fut aussi étudiée.

2.2.3. Pilote à terre de Nauru

En 1981, deux sociétés japonaises, Tokyo Electric Company et Toshiba Corporation, entreprirent l’installation et le test d’un pilote ETM à terre sur l’atoll de corail de Nauru[14] avec l’accord du gouvernement local. Une puissance brute nominale de 100 kW fut choisie, avec pour but une connexion au réseau électrique de l’île et une production de l’ordre de 15 kW nets. Une CEF de 0.7 m de diamètre en PEHD fut déployée sur le fonds de la mer. Sa longueur de 945 m était suffisante pour atteindre une profondeur d’environ 650 m. Son ancrage fut effectué par la pose de simples colliers pesants à intervalles réguliers. Le fluide de travail du cycle ETM était un fluorocarbure, le fréon (R-22)[15].

Le pilote fonctionna selon les prévisions des ingénieurs pendant plusieurs mois, à la fin de 1981. Les tests d’échanges de chaleur continuèrent pendant la première moitié de 1982. La CEF fut endommagée par une tempête alors que le projet touchait à sa fin. La production de puissance brute atteint un maximum de 120 kW, dont 31.5 kW furent exportés sur le réseau. Ces valeurs représentèrent des records ETM à l’époque. La simple connexion au réseau constitua une première. Un fonctionnement continu (24 heures sur 24) fut soutenu pendant une période de 10 jours. Le comportement dynamique de la centrale ainsi que sa sensibilité à la ressource thermique purent être évalués. Des films d’archive documentant l’exécution de ce projet sont disponibles sur des sites internet publics[16].

2.2.4. Test de conduite d’eau froide suspendue

L’emploi du PEHD pour des conduites d’eau froide de taille modeste ne permet pas d’évaluer la faisabilité technique de futures conduites de grands diamètres. Par leur taille même, mais aussi à cause des matériaux utilisables pour leur fabrication, celles-ci se caractériseraient en effet par une très grande raideur en flexion. L’agence fédérale du gouvernement américain chargée des océans et de l’atmosphère, la NOAA (National Oceanic and Atmoshperic Administration) lança un programme de recherche ambitieux pour tenter de répondre à cette question, c’est-à-dire la conception d’une CEF extrapolable à des tailles d’un ordre de grandeur de 10 m de diamètre. Après de nombreuses études théoriques et expérimentales en bassins d’essais des carènes, cette recherche culmina avec un test en mer au large d’Honolulu en 1983 ayant pour objectif la construction et le mouillage d’une maquette de CEF de 2.4 m de diamètre et 400 m de long représentative à l’échelle 1/3 d’une centrale ETM de 50 à 100 MW. Les matériaux choisis furent un sandwich de résine plastique allégée par des microsphères de verre (mousse syntactique) renforcée par deux couches de fibres de verre. Cette construction permettait le contrôle de la flottabilité et de la raideur de la conduite ainsi qu’une bonne répartition des efforts avec des matériaux insensibles à la corrosion.

En réalité, des contraintes budgétaires sévères survenues au début du premier terme présidentiel de Ronald Reagan contraignirent les responsables du projet à limiter la longueur de la CEF à 120 m. La Figure 7 montre le déchargement sur le port d’Honolulu de l’une des 10 sections de 12 m telles qu’elles furent fabriquées. Bien qu’un tel changement affectât la réponse dynamique de la CEF, l’objectif principal restait de mesurer cette réponse au moyen de jauges de déformation placées le long de la conduite, ainsi que de déterminer les efforts transmis par la petite plateforme de suspension sous l’effet de mouvements induits par la houle. Grâce à un double cardan raccordant CEF et plateforme, les mouvements de rotation de cette dernière (roulis et tangage) n’étaient pas ressentis par la CEF. On disposait ainsi d’une caractérisation expérimentale suffisamment complète d’un système entrée-sortie pour calibrer les logiciels de calcul développés pour cette occasion. Le test dura environ trois semaines au large d’Honolulu avec des états de mer calmes à modérés. Le comportement statistique de la plateforme et de la CEF furent bien reproduits par les calculs.

Fig. 7 : Déchargement dans le port d’Honolulu, Hawaï, d’une des 10 sections de 2.4 m de diamètre et 12 m de long assemblées par la suite pour le test offshore d’une CEF verticale – Source photo: Luis Vega

2.2.5. Test de production de puissance nette (Net Power Producing Experiment)

Le ministère de l’Énergie du gouvernement américain décida dans les années 1980 de construire une petite centrale ETM à cycle ouvertvi sur le site du Laboratoire de recherche sur les énergies naturelles d’Hawaï (Natural Energy Laboratory of Hawaii Authority – NELHA), situé près de l’aéroport de Kailua-Kona le long de la côte Ouest de l’île d’Hawaï. Le DOE baptisa ce projet Net Power Producing Experiment (NPPE), c’est-à-dire Test de production de puissance nette. L’État d’Hawaï prit en charge le financement et l’installation des systèmes de prise d’eau de mer car cette infrastructure devait être permanente et servir les besoins de multiples utilisateurs, alors que NPPE serait un test temporaire[17]. Une conduite en PEHD de 1 m de diamètre et d’une longueur de 1 916 m fut choisie pour capter l’eau de mer froide (à environ 6ºC) prélevée à une profondeur de 674 m. L’installation de cette CEF fut effectuée en août 1987 à partir de trois tronçons flottants dans le port de Kawaihae, qui furent ensuite assemblés en deux sections remorquées au large du site désigné avant leur immersion contrôlée. La portion offshore de la CEF est une longue chaînette inversée sous l’action d’une flottabilité positive, une conception unique permettant d’éviter des fonds sous-marins accidentés aux profondeurs concernées. La capacité totale de pompage dans la CEF est de 0.84 m3/s, soit à peu près le double du débit prévu pour NPPE. L’eau dite de surface, d’une température de 24ºC à 28ºC, est pompée d’une profondeur de 21 m (163 m offshore) via une conduite en PEHD de 0.7 m de diamètre ayant une capacité totale de 0.61 m3/s. En raison de débits d’eau de mer suffisamment faibles, les effluents du pilote ETM étaient déchargés dans un petit bassin de rétention aux parois de lave poreuse (percolation).

Deux laboratoires publics (Solar Energy Research Institute – SERI, et Argonne National Laboratory) et une société privée à but non lucratif basée à Honolulu (Pacific International Center for High Technology Research – PICHTR) collaborèrent à la conception de ce projet. Le choix d’une turbine à vapeur basse pression à entrée radiale et à sortie axiale imposa aux ingénieurs responsables une enceinte sous vide compacte abritée dans un bâtiment cylindrique en béton. La Figure 8 présente une vue aérienne du pilote ETM qui fonctionna de 1993 à 1998[18], ce qui constitue toujours un record de longévité opérationnelle. Les productions de puissance brute (255 kW) et nette (103 kW) établirent également des records qui restent à battre aujourd’hui[19] (en 2014). Le dessalement de l’eau de mer fut également testé en parallèle.

Fig. 8 : Vue aérienne de la centrale pilote ETM à cycle ouvert NPPE sur la côte ouest de l’île d’Hawaï; échangeurs de chaleurs et turbine sont situés à l’intérieur du bâtiment en béton maintenu sous vide pour permettre l’ébullition de l’eau de mer de surface – Source photo : Luis Vega

L’équipement utilisé dans le projet se comporta généralement selon les spécifications fournies par les fabricants, à l’exception des pompes à vide centrifuges retenues au départ. Cet équipement crucial afin de maintenir les basses pressions nécessaires à l’ébullition partielle (0.5%) de l’eau de mer chaude fut l’objet de nombreux changements et ajustements majeurs. On nota également, à long terme, des problèmes dus à la rouille. Enfin, la grande taille de la turbine à vapeur basse pression connectée à un générateur électrique relativement petit, rendit la synchronisation au réseau local instable (fluctuations de puissance) avant qu’une solution ne fût élaborée (couplage fluide).

 

3. Perspectives

En dépit de projets passés généralement encourageants et parfois audacieux, les efforts accomplis n’ont pas encore établi de manière suffisamment probante la viabilité technologique et économique des centrales ETM. Il s’agit de convaincre les investisseurs publics et privés que la production d’électricité quasi continue à partir des ressources thermiques des océans tropicaux mérite leur soutien dans un contexte difficile et compétitif.

On s’accorde à penser, dans les milieux intéressés par l’ETM, qu’un travail de démonstration important reste à faire. En raison d’un vaste potentiel offshore et de sites à terre favorables plutôt rares, les efforts actuels se concentrent sur la conception de pilotes ETM flottants qui fonctionneraient pendant plusieurs années afin d’établir un bilan opérationnel (et écologique) de production de puissance nette à long terme. La taille idéale de tels systèmes se situe probablement autour de 10 MW pour qu’ils soient suffisamment convaincants, tout en profitant un peu de la forte économie d’échelle anticipée pour les centrales ETM (Figure 9).

Fig. 9 : Coûts d’investissement de centrales ETM en fonction de la puissance nette, d’après les estimations de Luis Vega ; la marge d’incertitude se situe entre les deux courbes bleues.

L’économie d’échelle, c’est-à-dire une baisse du coût d’investissement par unité (de puissance) produite, est un fait général bien connu. Outre les progrès prévisibles dans les méthodes de fabrication à mesure que la demande s’accroît, cette tendance est aussi influencée dans le cas de l’ETM par certains éléments relativement coûteux dès le départ (câble électrique sous-marin), ou non modulaires (CEF[20]). La répartition des coûts estimés pour une centrale ETM commerciale d’une puissance nette de 100 MW (Figure 10) serait donc assez différente dans le cas d’un pilote de 10 MW.

Il est donc important de favoriser dans la mesure du possible le choix d’éléments extrapolables aux plus grandes centrales futures (voir la Section 2.2.4. à propos de la CEF). Il est également prudent d’éviter des choix techniques avantageux a priori, mais beaucoup moins prometteurs économiquement, comme des échangeurs de chaleurs en titane.

Fig. 10 : Répartition des coûts d’investissement pour une centrale ETM flottante d’une puissance nette de 100 MW, d’après les estimations de Luis Vegaxx ; le coût total s’élèverait à 750 millions de dollars.Un des projets les plus prometteurs a été lancé par les entreprises françaises DCNS, devenue Naval Energies, et Akuo Energy. Consistant à construire un pilote ETM à la Martinique, il a reçu un soutien financier important (72 millions d’euros) de la part des institutions européennes[21]. Il semble donc probable que la prochaine phase du développement de l’ETM implique une fois de plus une initiative française dans la mer des Caraïbes, si longtemps après les efforts de Georges Claude à Cuba. Malheureusement, les 3-4 avril 2018, le projet désormais dénommé NEMO  a été refusé par l’assemblée de la Martinique invoquant son coût élevé, sa faible production potentielle et ses impacts environnementaux.

 

Actualisation d’avril 2023

Le caractère salin, saumâtre ou glacière de la plus grande partie des eaux qui occupent les milliards de km2 de notre planète contraigne à passer par le recyclage et le dessalement pour en permettre l’utilisation. Les techniques  assurant une pression osmotique d’au moins 25 bars existent et leur coût ne cesse de décliner.  Leur  mise en œuvre exigera le recours à l’électronucléaire côtière. Avec ses 5 850 km de côtes, la France est bien placée, sachant que 900 MW en circuit ouvert n’a besoin que d’1 m3/s d’eau pour être refroidi tandis qu’en circuit fermé 2 à 4 m3/s sont évaporés par tours réfrigérantes. Voir André Pellen. Une énergie abondante pour pallier le manque d’eau. Energie et matières premières. 19 avril 2023


Notes et références

[1] Bien que des systèmes à terre soient envisageables, avec les seules prises d’eaux de mer directement exposées au milieu marin, leur taille serait limitée à quelques mégawatts dans des sites exceptionnels à cause de la longueur et du diamètre de la conduite d’eau de mer froide à installer sur le fond.

[2] Les grandes fermes éoliennes opérationnelles aujourd’hui offshore en Europe du Nord sont situées dans des eaux de faible profondeur où les turbines sont fixes; le développement de turbines flottantes se poursuit très activement.

[3] Pour des détails supplémentaires, on peut se référer à d’autres sources comme par exemple:

W.H. Avery, C. Wu, Renewable Energy from the Ocean – A guide to OTEC, Johns Hopkins University Applied Physics Laboratory series in Science and Engineering, Appel J.R. éditeur, Oxford University Press, New York, 446 pages, 1994 (en anglais).

G. Nihous, M. Gauthier, Énergie thermique des mers: une perspective historique, Chapitre 2, Énergie thermique, houlogénération et technologies de conversion et de transport des énergies marines renouvelables, B. Multon ed., Séries EGEM, Hermès-Science/Lavoisier Pub., ISBN 10: 2746238039, 71-109, 2011.

[4] G. Claude G., Ma vie et mes inventions, éditions Plon, Paris, 272 pages, 1957; le chapitre XII (pages 129-154) traite spécifiquement de l’ETM.

[5] R. Baillot R, Georges Claude: le génie fourvoyé, EDP Sciences et Histoire, ISBN 978-2-7598-0396-5, 490 pages, 2010.

[6] Le cycle ETM ouvert est fondé sur la production et le rejet continu de vapeur d’eau à basse pression, plutôt que sur l’utilisation en boucle fermée d’un fluide de travail auxiliaire; la vapeur d’eau, qui provient de l’ébullition de l’eau de mer de surface à basse pression (température ambiante), actionne une turbine avant de disparaître en se condensant au contact de l’eau de mer profonde (froide).

[7] La puissance brute représente la production d’électricité du turbogénérateur sans tenir compte, en les soustrayant, des dépenses d’énergie nécessaires au pompage des eaux chaude et froide; la puissance nette serait évidemment le critère objectif ultime pour évaluer une centrale ETM.

[8] G. Claude, Power from the tropical seas, Mechanical Engineering, 52(12), pages 1039-1044, 1930 (en anglais).

G. Claude, Vers la conquête de l’énergie des mers, Revue Scientifique, 69(6), pages 161-172, 1931.

[9] On peut montrer que dans des conditions typiques,  la puissance brute varie d’à peu près 10% quand la différence des températures des eaux de mer utilisées varie de 1°C.

[10] En l’absence de câbles sous-marins capables de transférer l’électricité ETM produite au littoral, celle-ci aurait permis l’opération du compresseur à ammoniac d’un réfrigérateur industriel à bord.

[11] Il faut reconnaître et apprécier que Georges Claude, homme de réflexion et d’action, à la fois de son temps et « en avance sur son temps », investit une fortune personnelle dans ses projets ETM; on peut également soupçonner que le manque de soutien de son gouvernement contribua plus tard à des prises de position politiques malheureuses qui ternirent sa mémoire.

[12] Les principales sociétés impliquées furent Lockheed Corporation, Dillingham Corporation and Alfa-Laval Corporation.

[13] B. Macdonald, Ocean Energy Launch 1980, un film en deux parties disponible sur YouTube (en anglais): http://www.youtube.com/watch?v=8aQXg5M5DiM et  http://www.youtube.com/watch?v=9yRWNQ4OJDo

[14] Située sur l’Équateur dans le Pacifique occidental, cette île est entourée d’un lagon de 100 à 300 mètres, entre la côte et un récif frangeant; au-delà vers le large, les fonds marins plongent abruptement, avec des pentes de 40 à 50 degrés.

[15] Le R-22 avait été jugé plus sûr que l’ammoniac en dépit de performances inférieures; notons que ce produit serait aujourd’hui interdit selon les termes du Protocole de Montréal.

[16] T. Bjelkeman-Petterson T., OTEC in Nauru, un film en deux parties disponible sur YouTube (en anglais): http://www.youtube.com/watch?v=_mGOcqofERM et http://www.youtube.com/watch?v=HWVWD80ENdM

[17] Les conduites d’eau de mer mises en place en août 1987 fonctionnent encore de nos jours (2014).

[18] Pour des raisons budgétaires, la centrale ne fonctionnait généralement que le jour (roulement de travail normal); des tests continus (24 heures sur 24) furent complétés pendant quelques semaines seulement.

[19] L.A. Vega, The 210 kW Open-Cycle OTEC Experimental Apparatus: Status Report, Proceedings, Oceans ’95 Conference, San Diego, 6 pages, 1995 (en anglais).

[20] La question de la modularité de la CEF reste cependant ouverte pour les centrales futures (c’est-à-dire le choix de plusieurs petites conduites – présumées plus disponibles ou moins chères, plutôt qu’une large CEF).

[21] Consulter, par exemple:http://ec.europa.eu/clima/policies/lowcarbon/ner300/docs/c_2014_xxx_annex_en.pdf  (projet NEMO)http://fr.dcnsgroup.com/wp-content/uploads/2014/07/24935.pdf

 


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