Dans un monde neutre en carbone, pourra-t-on se passer du nucléaire ?

Le large accord sur une évolution du mix énergétique, vers la décarbonation se brise dans le secteur électrique sur la définition du partage entre des filières bas carbone (renouvelables, nucléaire, etc.) à mobiliser pour y parvenir. La mobilisation des sources d’énergie renouvelables, dont les intermittentes éoliennes et solaires, suffira-t-elle ? Pourra-t-on se passer si facilement de l’énergie nucléaire, comme beaucoup d’experts idéologisés l’espèrent ?


Trois ans après la COP21 de décembre 2015, avec la poursuite de l’augmentation des émissions de CO2, le monde est en voie de perdre la bataille climatique. En 2019, près des trois-quarts de l’électricité produite dans le monde provient du charbon, du gaz ou du pétrole. Respecter une trajectoire de réchauffement inférieure à 2°C nécessiterait que 80 % de cette production soit décarbonée à l’horizon 2050, voire 100 % selon certaines études[1]. Nombre de prospectivistes, grisés par l’observation des baisses radicales des prix de revient des énergies renouvelables à apport variable (EnRv), soit 30 % pour l’éolien à terre, 50% pour l’éolien en mer et 65% pour le solaire PV de grande taille[2], n’hésitent pas à envisager un futur électrique mondial décarboné qui reposerait sur le recours massif aux EnR, en excluant les autres technologies bas carbone, le nucléaire en tête.

La mauvaise passe traversée par cette filière depuis l’accident de Fukushima pourrait plaider en faveur d’une vision du futur dont il serait banni. De fait, la part du nucléaire dans la production électrique mondiale tend à diminuer, depuis le maximum de 18% en 1996, pour s’établir à 11 % en 2017, tendance qui devrait se poursuivre au cours de la prochaine décennie selon l’International Atomic Energy Agency (IAEA)[3]. L’abandon progressif de l’énergie nucléaire a été confirmé dans sept pays européens, rejoints en 2016 par Taïwan et la Corée du sud qui ont décidé d’un moratoire à la suite d’un changement politique. Les complications de la construction des premiers réacteurs avancés, en Europe et aux États-Unis, ont jeté une suspicion supplémentaire sur l’économie du nouveau nucléaire.

Pourra-t-on pour autant se passer de nucléaire pour procéder à la décarbonation d’une production électrique mondiale en croissance de +80 à 100% d’ici 2050, sur la base de 80 à 100% d’EnR ? Peut-on exclure le nucléaire de la liste des technologies bas carbone dans l’accord de Paris ?

 

Fig. 1 : Décarboner le système énergétique. 

 

Rien de moins sûr à l’examen critique des scénarios à très forte part d’énergies renouvelables dont découlent les raisons pour lesquelles le nucléaire jouera un rôle dans la « deep decarbonisation » globale (Figure 1). Mais, pour aller plus loin, il faut identifier les conditions règlementaires et économiques qui permettraient au nucléaire de se développer efficacement dans les économies émergentes dirigistes et de sortir de sa crise actuelle dans les économies développées régulées par le marché. On pense au ‘‘dé-risquage’’ des investissements lourds en capital dans la production électrique et à la généralisation au nucléaire des dispositifs qui valorisent les émissions de carbone évitées par les renouvelables.

 

1. Peut-on tabler uniquement sur les EnR pour décarboner l’électricité ?

Le nucléaire n’est pas exclu des prospectives énergétiques et électriques de long terme. Le rapport spécial du Groupe intergouvernemental d’experts sur le climat (GIEC) de 2018 sur l’importance de ne pas dépasser le +1,5°C a balayé les nombreux exercices de prospective qui conduisaient à une limitation drastique des émissions cumulées[4]. Il met en lumière que, sur 411 scénarios analysés, seuls 90 seraient compatibles avec le plafond de hausse de 1,5°C en se fondant sur des hypothèses d’innovations les plus élevées incluant le nucléaire. Sa part tourne autour de 10% de la production électrique totale en 2050, mais pas au-delà. Le recours au nucléaire y est limité non pas sur une base économique, mais en lui imposant un surcoût artificiel qui reflèterait le rejet social dans certains pays et les difficultés de maîtrise de cette technologie complexe en respectant des standards de sûreté les plus élevés pour la rendre acceptable dans les autre pays. En prenant le problème sous un autre angle pour expliquer pourquoi le nucléaire doit jouer un rôle dans la deep decarbonisation aux côtés des EnR, on peut raisonner par l’absurde en démontrant l’irréalisme physique et économique des scénarios à très fortes parts d’EnR (80% et plus) dans le secteur électrique mondial.

1.1. Les contraintes physiques

Les pays tablant sur un recours massif aux sources renouvelables à apports variables (EnRv) ne peuvent ignorer les contraintes physiques dues à la faible densité de leurs productions. En termes d’emprise au sol, pour produire 1 TWh par an, il faut en gros 60 km2 par ferme éolienne terrestre, 10 km2 par panneaux solaires, mais moins de 0,6 km2 par une installation nucléaire. Une production de 100 TWh exigerait donc 6000 km2 par des éoliennes, 1000 km2 par panneaux PV contre 60 km2 par du nucléaire. S’il est matériellement possible de mobiliser autant de foncier à très grande échelle, ce ne pourrait être, dans les pays à densité démographique moyenne et forte, qu’ à des coûts économiques et politiques très élevés assortis de problèmes croissants d’acceptabilité sur les projets (Figure 2).

 

Fig. 2 : Contestation de l'énergie éolienne. 

 

En outre, des contraintes se concrétiseront également sur les besoins de matériaux de base, à côté de celles bien connues sur les métaux rares. On peut calculer qu’un MW de solaire PV mobilise 10 fois plus d’acier et 12 fois plus de cuivre pour produire annuellement la même quantité d’énergie électrique qu’un MW nucléaire qui fournit cinq fois plus d’électricité[5]. Une étude de référence sur les besoins de matériaux de base dans un scénario mondial à 100% EnR d’ici 2050 dans le secteur électrique, montre que les montants cumulés de béton, d’acier, d’aluminium, de cuivre et de verres immobilisés dans les équipements éoliens et solaires PV représentent de deux à huit fois la production mondiale de ces matériaux en 2010[6]. De façon concrète on peut s’attendre à des hausses de prix importantes, qui se répercuteront sur les coûts de ces équipements.

1.2. Les contraintes économiques

En termes économiques, le coût total de production par des mix électriques à 80-100% d’EnR ne peut que s’éloigner de ce que serait ce coût dans un mix optimisé sans que l’on force le développement des EnRv. La différence croissante entre les coûts totaux est due au besoin croissant de technologies flexibles (turbines à rampe rapide, stockages, pilotage de la demande par effacement) et de capacités de pointe supplémentaire pour assurer la sécurité de fourniture et la stabilité du système. La différence est due également au développement accru des réseaux de transport et de distribution du fait de la dispersion géographiques des productions EnR.

À quoi s’ajoute un phénomène moins connu, celui de la baisse de valeur des productions de MWh d’EnRv au fur et à mesure de leur développement dans un système électrique. Cette baisse de valeur découle de l’auto-corrélation des productions éoliennes entre elles, comme de celle des productions solaires PV entre elles. Il s’en suit qu’à partir d’un certain niveau de développement des EnRv dans le système, les revenus de tout nouvel investisseur en EnR sur les marchés électriques ne lui permettent plus de recouvrer ses coûts fixes en capital et en exploitation. Dépasser la part optimale des EnRv dans le mix électrique en s’appuyant sur des dispositifs de soutien de type tarifs d’achat comme le font les politiques visant des parts d’EnR de 80-100%, a un coût d’opportunité croissant par rapport aux politiques modérées, et ce d’autant plus qu’elles peuvent faire appel à du nucléaire. Ce coût se retrouvera forcément dans la facture des consommateurs.

 

Fig. 3 : Taxe dédiée au financement des EnRv.

 

Ce seuil s’établit autour de 10 % dans les pays européens où l’option nucléaire reste ouverte. Les techniques de stockages perfectionnées dont les mérites sont mis en avant, ne rehausseront que de 4 à 5% ce seuil sans être la panacée économique annoncée (Lire : La percée du stockage électrique. Quelles techniques ? Quelles fonctions économiques ? Quel futur ?). Dans les pays où l’option nucléaire est fermée, la part optimale des EnRv dans le mix ne monte pas au-delà de 40% environ[7], même avec un prix élevé du carbone qui pénaliserait lourdement les équipements fossiles. Tôt ou tard, face à la croissance très rapide du montant de la taxe dédiée qui sert à financer le surcoût de la politique en faveur des EnRv, la question du coût de cette option reviendra sur le devant de la scène (Figure 3). On l’a vu récemment en Allemagne où cette taxe pour les ménages et petites ou moyennes entreprises (PME) atteint 70€/MWh qui s’ajoutent au prix de marché de 50-60 €/MWh, et ce pour une part de production d’EnRv de 28 % bien loin des 80-100% envisagés dans le futur.

Dans les pays émergents, le secteur électrique n’a été libéralisé que de façon modérée avec un régime d’Acheteur unique (AU) qui maintient le rôle central du planificateur (Lire : L’expérience de l’Acheteur unique en Italie). . Dans ce cadre, se développent des contrats avec des investisseurs en projets EnR faciles à mettre en œuvre, mais tôt ou tard, après le dépassement d’un seuil de part optimale d’EnR dans le mix électrique, le planificateur, face à l’importance des coûts de système (back-up, technologies flexibles, réseaux supplémentaires, entre autres) et à l’absence de réduction d’émissions de gaz à effet de serre (GES) du fait de l’appel à des centrales fossiles en back-up, commencera à s’interroger sur le coût d’opportunité de ce développement à grande échelle.

Dans les pays émergents à fort ensoleillement où les besoins de climatisation vont se développer, les productions de solaire PV, grâce à la bonne corrélation entre productions solaires et usages de climatisation, présenteront une valeur économique bien meilleure que dans les pays développés de zone tempérée. Mais la part optimale de ce moyen de production particulier ne dépassera pas un niveau de 15-20%. Il s’en suit que dans les pays prenant au sérieux leurs engagements climatiques et pouvant disposer de ressources en capitaux, la production nucléaire pourrait occuper une place non négligeable sans que les EnR restreignent son champ de développement. Dans ceux qui s’ouvrent à la démocratie, l’option nucléaire pourrait y être rendue socialement acceptable par l’imposition de conditions de sûreté très strictes et la mise en place d’institutions de contrôle compétentes et indépendantes.

Tout bien pesé, étant donné les contraintes physiques et économiques qui pèseront sur le développement à très grande échelle des EnRv, plusieurs évolutions devraient inciter un grand nombre d’États à considérer avec intérêt l’option nucléaire : contestation locale des projets EnR, contrainte foncière, renchérissement des matériaux de base et des projets, coût d’opportunité croissant des politiques électriques tout EnR. Parallèlement, des dispositions devront être prises pour limiter les handicaps économiques et financiers du nucléaire dans les économies de marché et les pays émergents.

 

2. Surmonter les handicaps économiques du nucléaire

La technologie nucléaire est d’abord pénalisée par la faible compatibilité de ses caractères avec le fonctionnement des démocraties industrielles qui conduit à une amplification irraisonnée de la perception de ses risques par le public (Lire : Retour d’expérience sur les accidents nucléaires). À ceci s’ajoute le caractère très capitalistique d’une technologie mal adaptée à un capitalisme financier et à la norme libérale qui régissent actuellement les économies développées. Les projets nucléaires sont à fort CAPEX avec de très longues durées d’immobilisation des capitaux pendant les années de construction suivies d’un temps de retour sur investissement très étiré qui n’attire aucunement la finance[8]. De plus, la libéralisation des secteurs électriques dans les économies développées a renchéri très sensiblement le prix du capital pour des raisons tenant aux risques accrus par rapport à l’ancien régime de monopole règlementé (Lire : L’électricité : entre monopole et compétition). Ces changements ont eu aussi des effets très significatifs sur les coûts du nucléaire. Le passage d’un coût du capital de 5 à 10% les augmente de 65 à 110$/MWh, soit +70% lorsque le coût d’investissement instantané (overnight cost) est de 5 250$/kW, selon la Nuclear Energy Agency[9].

2.1. Des handicaps surmontables dans les économies émergentes 

L’IAEA qui anticipe une stabilisation de la part du nucléaire à 10-11% d’ici 2050 avec un passage de la capacité installée de 392 à 748 GW, considère que 90% de la croissance des capacités s’effectuera dans les économies émergentes, notamment en Asie de l’Est et du Sud[10], alors qu’en Europe, Russie et Amérique du Nord, les créations de capacités compenseront tout juste les fermetures d’équipement (Figure 4).

 

Fig. 4 : Centrale nucléaire de la Baie de Daya en Chine – Source : Wikimedia Commons

 

Les structures industrielles des économies émergentes, avec un secteur électrique peu libéralisé, resté proche du régime de l’Acheteur unique, et des risques d’investissement reportés sur les consommateurs, aident à surmonter plus facilement les contraintes inhérentes à la technologie nucléaire. Elles permettent de réduire très sensiblement le coût du financement (avec des coûts du capital inférieur à 5%), de développer un partenariat durable entre le constructeur et les électriciens comme en Chine et en Corée du Sud, et de pouvoir rechercher des effets de série et de standardisation en s’appuyant sur le même modèle de réacteurs. La maîtrise des coûts de construction est plus facilement réalisable car ces pays installent d’abord des réacteurs de deuxième génération, de technologie éprouvée et de puissance de 900 à 1200 MW mieux adaptée (Figure 5).

 

Fig. 5: Compétitivité du nucléaire à construire dans les principales zones du monde - Source: NEA-OECD, 2015a). Nota : CCGT=cycle combiné gaz, LCOE = levelized cost of electricity (prix de revient moyen du MWh

 

Le régime de l’Acheteur unique ouvre sur la possibilité de signer des contrats de long terme à prix garantis entre l’investisseur et l’acheteur unique (l’ex-monopole public), ce qui permet d’effacer les risques de marché (prix, volume) et de réduire significativement le coût du capital. De plus, dans les pays ayant une industrie de construction électromécanique, celle-ci cherche à s’élargir vers la construction nucléaire en recherchant un transfert efficace de technologies avec un vendeur étranger. Dans de tels contextes, une relation partenariale avec les entreprises électriques acheteuses, elles-mêmes dotées d’une forte capacité d’engineering, s’établit spontanément. C’est une source d’efficacité indéniable comme on l’observe en Chine et en Corée du Sud qui ont copié le modèle français des années 1970-80. Les coûts des réacteurs de deuxième génération y ont été bien maîtrisés, les coûts instantanés d’investissement de ces réacteurs s’établissant entre 1 800 à 2 000 $/kW, soit trois fois moins que le coût des premiers EPRs européens[11].

 

Fig. 6. Financements de la Banque Mondiale en 2018 - Source : banquemondiale.org

 

Ceci dit, la contrainte de financement pour les investissements nucléaires dans les autres économies émergentes reste forte[12], du fait de la rareté des ressources financières qu’il faudrait diriger vers les investissements de long terme en équipements lourds en capital et des crises récurrentes de la dette publique dans de nombreux pays[13]. Les organismes multilatéraux, Banque mondiale en tête, excluent les équipements nucléaires de leurs règles d’obtention de prêts. Il s’en suit que les vendeurs internationaux qui ont la possibilité de proposer des solutions de financement propres pour la majeure partie du coût d’investissement d’un projet à 5-10 milliards de dollars bénéficient d’un avantage concurrentiel très important dans ces pays. C’est le cas du vendeur russe Rosatom dans ses nombreux succès récents à l’export, et désormais aussi de l’entreprise chinoise China National Nuclear Corporation (CNNC), tandis que les vendeurs tels que Westinghouse et Framatome NP, restent contraints par les règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) sur les crédits-vendeurs en ce domaine. Un déblocage des règles d’obtention de prêts de la Banque mondiale serait sans aucun doute le bienvenu (Figure 6).

En toile de fonds des possibilités de développement du nucléaire sur des bases économiques solides dans ces pays, un certain nombre d’exigences institutionnelles s’imposent pour assimiler et exploiter cette technologie complexe de façon sûre. Il doit s’y développer une culture de sûreté effective à côté de la mise en place d’une autorité de réglementation compétente et indépendante, ce qui suppose une stabilité de la puissance publique, des institutions efficaces, notamment pour faire respecter la règle de droit. L’achat de centrales nucléaires par un pays primo-accédant doit ainsi s’accompagner d’un transfert progressif de compétences non seulement en matière technologique, mais aussi en matière de sûreté dans le cadre du contrat de vente, ce qui a été fait avec la vente des quatre réacteurs par la Corée du Sud aux Émirats arabes unis. Un tel transfert doit être réalisé en s’adossant au régime international de contrôle de la sûreté nucléaire qui organise une coopération active entre États, autorités de sûreté et exploitants sous l’égide de l’IAEA, le tout basée sur le contrôle par des pairs.

2.2. Des handicaps encore difficiles à surmonter dans les économies avancées

 

Fig. 7 : Évolution du prix de la tonne de CO2 sur le marché européen Source : Connaissance des Énergies d'après EEX, connaissancedesenergies.org

 

Dans les pays développés où il traverse la passe très difficile du réapprentissage industriel sur la base de réacteurs de troisième génération, le nucléaire doit aussi se confronter aux contraintes de gestion des risques d’investissement et de marché qui sont le lot de tout projet très capitalistique dans le régime libéral actuel. D’autant que le contexte est compliqué par la baisse des prix du gaz naturel et du charbon thermique depuis une vingtaine d’années, ainsi que par l’échec des politiques climat-énergie à tarifer le prix du carbone de façon crédible. Les systèmes de permis d’émissions échouent partout à établir un signal-prix consistant et anticipable tandis que les politiques de promotion directe des technologies bas carbone sont exclusivement centrée sur les EnR qui, malgré des baisses spectaculaires de coûts, continuent de bénéficier de dispositifs de soutien leur garantissant des revenus par MWh (Figure 7).

 

Fig. 8 : Vers la génération IV – Source : Thepat [CC BY-SA 3.0 (https://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0)], via Wikimedia Commons

 

Peut-on attendre de bonnes nouvelles du côté technologique pour le coût du nucléaire ? Les ré-apprentissages en cours sur les réacteurs Gen III sont à l’évidence porteurs de baisse de coût, sachant que seules des têtes de série ont été construites[14]. En France pour les European Power Reactors (EPR-NM) optimisés qui seront construits par paire, les coûts instantanés d’investissement (overnight cost) devraient être réduits de 30% grâce à la rationalisation de l’ingénierie, à certaines simplifications de conception, à la meilleure intégration des sous-traitants désormais re-qualifiés nucléaire, sans parler des divers moyens de réduire les coûts financiers[15]. Il en ira ainsi avec le Hualong chinois qui est déjà de conception plus simple que l’EPR, après la réalisation de la première paire et qui pourrait dominer le marché international d’ici dix ans. De façon plus spéculative, on peut imaginer la mise au point de solutions technologiques disruptives pour rendre le nucléaire plus compatible avec les contraintes de financement[16]. Les réacteurs modulaires Small Modular Reactors (SMR) de 50 à 120 MW constituent une telle possibilité (Lire : Les réacteurs électrogènes modulaires de faible puissance ou Small Modular Reactors (SMR)). Mais il ne faut pas minorer les coûts d’entrée de tout nouveau type de réacteurs par rapport aux avantages des techniques bien en place de réacteurs à eau légère Gen II/II+ pour répondre aux besoins d’électricité de nombreux pays (Figure 8).

Dans ce contexte, les pays fortement engagés en faveur de la lutte contre les changements climatiques pourraient améliorer la position économique du nouveau nucléaire de deux façons : donner une valeur significative aux émissions de carbone évitées pour élever la valeur économique des investissements nucléaires, et limiter les risques pour les investisseurs en réduisant drastiquement le coût du capital.

En premier lieu donc, il faudrait parvenir à mettre en place des systèmes de permis qui envoient un signal-prix crédible, significatif et prévisible, ce qu’ aucun système de permis mis en place au monde ne parvient à faire en 2019. L’instauration de planchers de prix pourrait limiter en partie cette déficience, mais il est douteux que l’on parvienne à adopter un niveau significatif qui conduise au déclenchement d’investissements dans les EnR, comme dans le nucléaire, par la seule élévation des revenus du marché. À défaut d’un prix du carbone crédible, une façon indirecte de valoriser les tonnes de carbone évitées par des équipements bas carbone, EnR ou nucléaire, consiste à mettre en place un système d’obligations d’énergie propre placées sur les fournisseurs d’électricité. Elles correspondent à des obligations de certificats verts, élargies au nucléaire, comme celles qui viennent d’être décidées dans plusieurs juridictions des États-Unis pour les Renewables Portofolio Standards. Ce dispositif, qui repose sur une croissance de l’obligation en trajectoire de long terme, assure un surcroît de rémunération non négligeable par MWh d’électricité propre. Il ne résout cependant pas le problème crucial de gestion des risques d’investissement aussi bien en nucléaire qu’en EnR. Aux risques de marchés électriques s’ajoute le risque sur les prix du certificat d’énergie propre fixés par le marché d’échanges des certificats, lequel est très variable d’une année sur l’autre et est soumis aux incertitudes du design du dispositif, comme le révèle l’expérience anglaise de la Renewables Obligation, en place de 2002 à 2016.

En second lieu, pour résoudre le problème de la faible compatibilité du nucléaire avec l’économie de marché et la financiarisation, il existe une solution deux en un alliant à la fois la valorisation des émissions évitées et la sécurisation des revenus unitaires de toutes les technologies bas carbone sur le long terme. Elle a déjà été adoptée par les États européens pour les seuls projets EnR. Il s’agit des dispositifs de contrats de long terme attribués par enchères qui garantissent les revenus unitaires en ajoutant une rémunération complémentaire flexible à celle des prix horaires du marché électrique. Il s’agirait donc d’élargir ces dispositifs au nucléaire et au captage-stockage du carbone (CSC) pour traiter de la même façon toutes les technologies bas carbone (Lire : Captage et stockage du carbone). C’est ce que font les Britanniques avec le contrat encadrant l’investissement d’Hinkley-Point C entre EDF Energy et le gouvernement britannique. Une telle politique permettrait à toutes les technologies bas carbone de rivaliser en fonction de leurs mérites. Cette solution combinerait deux avantages : compenser les déficiences patentes de la tarification du carbone et faire baisser radicalement le coût du capital pour les investisseurs en nucléaire.

 

3. Conclusion

Le nucléaire n’est pas la réponse miracle aux engagements climatiques dans le secteur électrique. Mais, au côté des EnR, il constitue une des réponses au défi climatique. Il serait d’autant plus dommage de se priver d’une telle technologie, que ses coûts seront mieux maitrisés dans le futur du fait des réapprentissages en cours sur les réacteurs Gen III et de l’adoption de solutions permettant de réduire les coûts financiers des investisseurs.

Si l’on continue d’exclure le nucléaire de la liste des technologies bas carbone reconnues, comme c’est encore le cas dans l’accord de Paris, la limitation du risque de changement climatique risque d’être autrement plus ardue. On le voit déjà avec la multiplication actuelle de projet de centrales à charbon dans les économies émergentes. Qu’adviendra-t-il lorsque les opinions publiques et les gouvernements hostiles au nucléaire découvriront et admettront que les EnR ne peuvent pas à elles seules être le seul vecteur de la deep decarbonisation dans le secteur électrique ? Les solutions évoquées ci-dessus ne sortiront pas du chapeau d’un planificateur bienveillant. Elles exigent, à l’évidence, un soutien politique clair et cohérent, ce qui ne saurait subvenir sans cette prise de conscience.

 

L’actualisation ci dessous vient de Lionel Taccoen, Directeur de la Lettre Géopolitique de l’Electricité, 23.11.2022

Après quatre ans d’efforts, un puissant fonds d’investissement  a redressé Westinghouse, entreprise emblématique du nucléaire américain,
acculée à la faillite en 2017 par des chantiers calamiteux. L’entreprise a été réorganisée et dotée d’une nouvelle gouvernance de niveau
international. Un Français, ancien patron d’Areva Inc., dirige la stratégie commerciale mondiale comme vice-président exécutif.
Le réacteur vedette de Westinghouse, l’AP1000,  a été vendu à la Pologne. Mais bien plus significative est la décision chinoise d’octobre
2022 de se tourner encore davantage vers cette  technologie .Il s’agit d’une reconnaissance de sa valeur, venant d’un sérieux concurrent et
encore confortée par une étude du Massachusetts Institute of Technology concluant que la construction de l’AP1000 en série diviserait ses
coûts par plus de deux. Ce qui mènerait à une production d’électricité aussi bon marché que celles des renouvelables et  des réacteurs
chinois.
Le redressement de Westinghouse  rend aux Etats-Unis leur pôle industriel nucléaire de taille mondiale, condition incontournable à un renouveau de l’atome dans le pays. Les Etats-Unis sont également très actifs, en liaison avec des alliés (Corée du Sud, Japon, Canada …) dans le domaine des SMR.  Ensemble, ils sont maintenant à l’origine de plus d’un tiers des projets les plus avancés (AIEA).  D’ici cinq ans, ils seront en mesure d’affronter Russes et Chinois sur les marchés émergents. Les Etats-Unis ont repris le fil de leur grande aventure du nucléaire.
Compte tenu de la situation critique décrite de façon lucide et courageuse par la l’administration fédérale en avril 2020, il était temps.

 

Actualisation d’avril 2023
Alors qu’elle est relancée en Suède et aux Pays Bas, la filière électronucléaire vit son dernier jour en Allemagne ce 15 avril 2023. C’est en effet ce jour là qu’ont été arrêtées les trois derniers réacteurs commerciaux en activité : Neckar Westheim 2 dans le Bade Wurtemberg, Isar 2 en Bavière et Emsland en Basse Saxe. Ce sont donc 4 GW fournissant 6,3% de la production allemande d’électricité qui disparaissent, au nom de l’Energiewende qui veut faire passer de 48% en 2022 à 80% en 2030 la part des énergies renouvelables.

 

Notes et références

[1] IPCC 2015

[2] International Energy Agency, ETP report 2017

[3] IAEA, 2018.

[4] Intergovernemental Panel on Climate Change (IPCC), chapitre 4, 2018.

[5] Beutier, 2018.

[6] Vidal, Arndt et Goffé, 2013.

[7] Hirth, 2015.

[8] Les projets ENR sont plus compatibles avec les critères des financiers car ils mobilisent moins de capitaux par projets et sont plus vite construits (2 ans au lieu de 7-8 ans). En outre et surtout, ils bénéficient de dispositifs garantissant leurs revenus par MWh, comme exposé plus loin. Rappelons que CAPEX (de l’anglais capital expenditure) désigne la partie des investissements sous forme d’immobilisations ayant une valeur à long terme.

[9] NEA -OECD, 2015a, p. 122.

[10] IAEA. Rapport annuel 2018.

[11] NEA-OECD, 2015a, p. 215.

[12] Sur les questions de financement des investissements en réacteurs nucléaires , voir NEA-OCDE, 2015, Nuclear New Build: Insights into Financing and Project Management. Paris OECD.

[13] Moslener et alii, 2015.

[14] Que ce soit pour pour l’EPR de Framatome NP, l’AP1000 de Westinghouse-Toshiba, l’APR1200 de KEPCO (Corée du sud), le VVER 1200 de Rosatom (Russie) et le Hualong de CNNC (Chine)

[15] Berthélémy et Dévézeaux, 2018.

[16] Voir, par exemple, MIT 2018.

 

Bibliographie complémentaire

Beutier D. 2018,  Politique énergétique et biodiversité : éloge du concentré, Revue de l’énergie, n° 640

Hirth, L. (2016): The Optimal Share of Variable Renewables , The Energy Journal. 36 (1), p.127-162.

IAEA, 2018, Energy, electricity and nuclear power estimates for the period up to 2050. Wien: IAEA

IPCC, 2018, Strengthening and implementing the global response, in Special Report : Global Warming of 1.5 ºC, Chapter 4.

IPCC-WG III, 2014, Mitigation of Climate Change, 5th IPCC Report, Chapter 4.

IEA, 2017, Energy Technology Perspectives (ETP) 2017: Catalysing Energy Technology Transformations Together Secure Sustainable. Paris: OECD.

MIT, 2018, The Future of Nuclear Energy in a Carbon-Constrained World. Cambridge (Mass).

Moslener U., Cochran I., et al.. 2015. Shifting Private Finance towards Climate-Friendly Investments: Policy Options for Mobilising Institutional Investors’ Capital for Climate-Friendly Investment. http://bibliotecavirtual. minam.gob.pe/biam/handle/minam/1880.

NEA-0ECD, 2015a, Projected Costs of Generating Electricity 2015 Edition, Paris, OECD

NEA-OECD, 2015b, Nuclear New Build: Insights into Financing and Project Management. Paris OECD

SFEN, 2018, Urgence climatique: peut on se passer de nucléaire? Note SFEN, Octobre 2018

Vidal, O., Goffé, B. et Arndt, 2013. Metals for a low-carbon society. Nature Geoscience 6, 894–896 (2013).

Villavicencio M. et Finon D. 2018b. The social efficiency of electricity transition policy of electricity transition policies based on renewables: Which ways of improvement? Working Paper 36 Chaire CEEM, Dauphine University. October 2018

 


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